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  • Souvenirs des années 40 à la Martinique :interview avec Edouard Glissant

Celia Britton. En t'invitant à repenser à cette période lointaine de la guerre, d'il y a plus de soixante ans maintenant, j'aimerais commencer de façon très générale en te demandant quels sont les souvenirs qui t'ont le plus marqué de cette période ?

Edouard Glissant. Il y en a beaucoup quand même ! Puisqu'il s'agit de mon enfance, de ma formation, et j'en ai gardé beaucoup de souvenirs. Enfin la chose qui m'a marqué le plus, je crois que c'est les efforts que je faisais, les courses, marcher pendant des kilomètres pour aller chez des gens chercher des livres ; à partir de l'âge de onze ans, douze ans, c'était ma préoccupation principale, parce qu'on ne vendait pas de livres en Martinique, il n'y avait pas de librairies, je n'avais aucun moyen d'avoir des livres et j'allais souvent quémander, mendier des livres chez des gens dont je savais qu'ils en avaient : ça c'est peut-être une des choses principales. L'autre chose qui m'a marqué, c'est aller faire la queue pour ma mère et attendre toute la nuit pour acheter une demi-livre ou une livre de poisson vers huit heures du matin—cela m'a marqué aussi. Des choses de ce genre—pas des choses énormes et importantes, mais les choses de la vie quotidienne.

CB. Dans ce que tu as écrit sur cette période, dans Le Discours antillais par exemple, tu insistes beaucoup sur l'isolement de la Martinique, coupée du monde par le blocus américain, mais aussi, du coup, sur une plus grande autonomie en quelque sorte …

EG. D'une part il y a effectivement le fait que la Martinique était coupée du monde—pourquoi ? Parce qu'en 1940 les autorités françaises ont embarqué tout l'or de la Banque de France sur trois ou quatre bateaux, ou même plus, je me souviens, il y avait un porte-avions qui s'appelait le Béarn, et un sous-marin, et je crois qu'il y avait un torpilleur aussi, et ils ont traversé l'Atlantique à toute allure. On dit même qu'un des bateaux est entré dans le port à une telle vitesse qu'il a défoncé le quai principal du port de Fort-de-France, mais ça c'est peut-être des ragots ! En tout cas, tout l'or de la Banque de France avait été entreposé dans les caves du Fort St-Louis à Fort-de-France. Et évidemment cela avait excité l'appétit des Allemands, qui essayaient de mettre la main sur ça, et des Américains, qui voulaient non seulement mettre [End Page 96] la main dessus mais en plus empêcher les Allemands de mettre la main dessus, ce qui a fait que, comme les Américains ne voulaient pas envahir la Martinique—parce qu'au début ils traitaient avec le régime de Vichy, de 1940 à 1942—ils ont encerclé la Martinique pour que les Allemands n'entrent pas. D'ailleurs il y a eu des combats : des batailles navales entre la flotte américaine et les sous-marins allemands : je me souviens qu'on trouvait sur les plages des débris de ces batailles. D'ailleurs il y avait un officier d'un sous-marin allemand qui avait la jambe coupée, et qui a été débarqué à la Martinique un peu clandestinement ; il a été soigné à un hôpital—et puis il est resté à la Martinique, il a épousé une Martiniquaise, il n'est pas rentré en Allemagne. Donc, il y avait tous ces échos de la guerre, et l'isolement total. Or cet isolement avait une autre conséquence : ces bateaux qui étaient arrivés avec l'or de la Banque de France, ça faisait un équipage de marins assez considérable, je ne sais pas, peut-être six mille …

CB. Qui sont restés …

EG. Bien sûr, qui sont restés ! Où pouvaient-ils aller ? Et c'était comme une sorte...

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