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  • Proust en devenir
  • Luc Fraisse

Œuvre somme conçue à l'orée du XXe siècle, À la recherche du temps perdu semble avoir conclu en son temps la littérature et la philosophie occidentales, dont le cycle romanesque consacre l'apogée en forme de point d'orgue. D'Homère à la littérature alors immédiatement contemporaine, les trois mille pages de la Recherche se montrent aptes à tout absorber, c'est-à-dire à tout recueillir pour le métamorphoser selon une formule inédite et imprévisible. Cette présence métamorphosée du passé, et de tout le passé, fait de Proust le type de l'écrivain cultivé, et donnerait à entendre qu'une immense culture est l'une des composantes décidant du mystérieux partage, toujours présent quoique indécidable dans l'esprit du lecteur, entre écrivains majeurs et mineurs. Voilà qui nourrit dès lors une critique elle aussi cultivée, qui peut fonder un espoir sans cesse renaissant de nouveauté dans la méthode réputée peut-être la plus ancienne (certains polémistes ajouteraient, la plus éculée)—la recherche des sources.

La recherche des sources nourrit abondamment la critique proustienne aujourd'hui, et l'on ne saurait le déplorer, tant elle parvient à dégager clairement comment un écrivain lecteur devient le mieux lui-même. Mais cette rétrospective culturelle pèse nécessairement si lourd dans la lecture de Proust, que la considération de tous ces héritages rend beaucoup plus timide notre regard s'il se tourne, non plus vers le surabondant passé, mais vers l'avenir de cette œuvre. Ce virage optique transforme d'emblée la question des sources en celle des influences. Elle introduit surtout dans l'enquête une prise de risque : comparer un écrivain à ses sources constitue, contrairement à ce que redoutent ici les écrivains eux-mêmes (qu'on réduise leur originalité, peut-être même qu'on les traite de plagiaires), une entreprise d'intégration de cet écrivain dans le patrimoine : son œuvre, considérée dans son achèvement, rejoint un ensemble pour le conclure, pour le revivifier aussi. Est inclus au contraire dans l'aventure de la postérité le principe même de la remise en question, de la réévaluation, de la déstabilisation permanente : ici l'œuvre est posée comme essentiellement inachevée, en attente perpétuelle de son achèvement par une relève elle aussi perpétuelle de l'interrogation, une interrogation qui peut modifier son statut et détrôner ses significations. Il ne s'agit plus ici de conforter et de provisoirement conclure un héritage culturel, mais au contraire de le maintenir comme en suspens, dirait un notaire, sous bénéfice d'inventaire. [End Page 1]

Ce que nous appelons le devenir de Proust au XXe siècle dépasse en partie ce que la critique du XIXe siècle a codifié sous les noms de l'influence ou de la postérité d'un écrivain ; ou du moins notre mémoire étroite a appauvri à l'usage ces notions, auxquelles d'autres disciplines ont rendu la richesse qu'elles avaient à vrai dire chez leurs concepteurs. L'anthropologie et surtout l'histoire moderne des représentations nous aident à y voir plus clair. Nous concevons aujourd'hui que l'œuvre de Proust travaille la littérature (la société aussi) du XXe siècle ; et par ailleurs que chacune de nos interventions sur Proust, aux fins de l'interpréter, le font d'une certaine manière advenir dans le monde culturel, si bien que le présent recueil sur Proust en devenir agit sur le devenir même de Proust.

Tournée vers le temps perdu, l'entreprise de Proust semble imprimer à notre regard de lecteur un mouvement en arrière. Encore la critique, et notamment Georges Poulet, a-t-elle souligné combien le début de ce titre, À la recherche, vient contradictoirement imprimer un élan, un mouvement vers l'avant, à cette exploration méthodique de l'antériorité, au point qu'il n'est pas paradoxal de définir le principe de cette œuvre...

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