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«La tradition d'ouvrir sa gueule» de mai 68 à Bourdieu1 Nathalie Rachlin Car il faut Ie crier, au moment où certains osent néo-évangéliser au nom de l'idéal d'une démocratie libérale parvenue à elle-même comme à l'idéal de l'histoire humaine: jamais la violence, l'inégalité, l'exclusion, la famine et donc l'oppression économique n'ont affecté autant d'êtres humains, dans l'histoire de la terre et de l'humanité. —Derrida, Spectres de Marx2 ALAFIN DES ANNEES 80, à un moment où aux Etats-Unis, ce qu'on a appelé en France la pensée 68 (Lacan, Foucault, Derrida, Lyotard, Deleuze, Baudrillard, etc.) et aux Etats-Unis, French Theory, radicalisait les campus et atteignait un prestige sans précédent et inégalé depuis, une partie de l'intelligentsia française claironnait haut et fort Ie déclin de cette même pensée 68 et, avec elle, la désuétude du radicalisme politique de gauche auquel, depuis Mai 68, elle avait été associée3. Dans La République du centre: La fin de Γ exception française, publié en 1986", François Furet, Jacques Julliard et Pierre Rosanvallon annonçaient déjà la fin de l'exception française, c'est-à -dire la fin du clivage politique traditionnel qui, de la Révolution jusqu'à l'arrivée de Mitterrand au pouvoir, opposait une droite conservatrice et réformiste à une gauche sinon révolutionnaire5 du moins contestataire et progressiste. Ces mêmes auteurs faisaient, en outre, le constat d'un recentrement à la fois politique et philosophique autour d'un consensus sur la démocratie libérale, les droits de l'homme, et l'économie de marché mondialis ée. L'après Mai 68 (c'est-à -dire la période qui va de l'élection de François Mitterrand en 1981 jusqu'à aujourd'hui) aura donc été une période de désenchantement et de dépolitisation pour les intellectuels français. Cette période de conformisme politique a été marquée d'une part par l'individualisme exacerb é des années 80—cette "ère du vide" de la génération "fric et frime" analysée par Gilles Lipovetsky6—et, d'autre part, par le cynisme et le désarroi politique des années 90 qui virent s'achever le ralliement, amorcé en 1983, d'une grande partie de la gauche française au libéralisme économique. Par ailleurs, en novembre 1989, la chute du mur de Berlin entérina dans les faits la remise en cause de l'alternative marxiste. Cette remise en cause au sein de l'intelligentsia de gauche avait déjà été amorcée, il est vrai, par la pensée 68 (Althusser et Foucault notamment), mais elle fut poursuivie vigoureusement et portée sur les devants de la scène médiatique à partir de la fin des années 70 Vol. XLI, No. 1 55 L'Esprit Créateur par les "nouveaux philosophes" (notamment, Bernard-Henri Lévy et André Glucksmann) qui firent du tandem anti-totalitarisme/défense des droits de l'homme le cheval de bataille de leur engagement. Libéré du mythe révolutionnaire par l'échec de Mai 68 et de toute référence à une alternative possible par les événements de novembre 89, le consensus libéral et démocratique pouvait ainsi s'imposer aux intellectuels français, tant à droite qu'à gauche, et devenir, dans les années 90, l'"horizon indépassable de la pensée"7. Or, de ce recentrage massif de l'intelligentsia française au cours des deux dernières décennies, est-on pour autant en droit de conclure que l'esprit contestataire de Mai 68 est aujourd'hui irrévocablement caduc? Que la radicalité qui, de Zola à Sartre et de Sartre à Foucault, a caractérisé l'engagement des intellectuels français dans la vie politique de la nation est aujourd'hui, à l'époque du consensus libéral, devenue superflue et obsolète? Doit-on, comme le fait Jacques Julliard dans un numéro récent de la revue Esprit", voir la période qui va de l'Affaire Dreyfus à la mort de...

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