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Poétique de l'aliénation chez Antonin Artaud Evelyne Grossman COMME HYPNOTISE souvent par l'influence des théories d'Antonin Artaud sur le théâtre contemporain, on n'a pas suffisamment remarqu é à quel point ses écrits ont nourri une part importante de la réflexion philosophique contemporaine en France. Ainsi les théories de MerleauPonty sur le corps et le langage témoignent-elles d'une lecture attentive et revendiquée des textes d'Artaud sur la chair. On connaît aussi l'importance d'Artaud pour Gilles Deleuze et Félix Guattari: de LAnti-Œdipe (Minuit, 1972) à Qu'est-ce que la philosophie (Minuit, 1991), c'est toute la pensée d'Artaud et son "corps sans organe" promu au rang de concept, qui n'a cessé de hanter leurs ouvrages. De même, bien des aspects de l'œuvre de Derrida témoignent d'une complicité essentielle avec l'œuvre d'Artaud. On peut déceler dans récriture poétique qu'Artaud élabore peu à peu et singulièrement dans les dernières années, ce que l'on pourrait appeler une théorie de l'aliénation, entendue non au sens psychiatrique mais au sens philosophique et littéraire du terme. A l'intérieur même de son écriture, Artaud mène en effet un extraordinaire questionnement des liens complexes qui selon lui se nouent entre aliénation et vérité; débat fondamental sur les rapports qui lient la folie à l'écriture et que l'on retrouvera en France dans les années 60 entre Foucault et Derrida. J'interrogerai ici essentiellement les textes qu'Artaud avait préparés en vue de la Conférence qu'il devait donner le 13 janvier 1947 au Théâtre du Vieux Colombier. L'ensemble de ces textes intitulés "Histoire vécue d'ArtaudM ômo; Tête à tête par Antonin Artaud" est réuni dans le tome XXVI de ses Œuvres complètes chez Gallimard, dernier tome publié à ce jour. Cette conf érence, on le sait, avorta finalement, conformément sans doute à la logique paradoxale de récriture d'Artaud dans ses dernières années puisqu'il en revendiquait comme l'essence même le "ratage" et l'avortement. Logique certes inconsciente mais dont il recueille dans Vaprès-coup l'inépuisable fécondité. Qu'on se souvienne de ce qu'il écrit dans le Préambule à ses Œuvres complètes rédigé en août 1946: L'inspiration n'est qu'un fœtus et le verbe aussi n'est qu'un fœtus. Je sais que quand j'ai voulu écrire, j'ai raté mes mots et c'est tout. [... ]/Que mes phrases sonnent le français ou le papou c'est exactement ce dont je me fous. Mais si j'enfonce un mot violent comme un clou je veux qu'il suppure dans la phrase comme une ecchymose à cent trous. (I, 9-10)' 136 Winter 1998 Grossman De Rimbaud à Hegel: être un autre Dans les derniers textes d'Artaud, postérieurs à Rodez, une citation déform ée (entendons: librement réinterprétée) d'Une saison en enfer revient comme un leitmotiv: "Un tel, dit Rimbaud, est un chien et il ne le sait pas". "A chaque être, plusieurs autres vies me semblaient dues", ajoutait Rimbaud (Délires II, Alchimie du verbe). Il est probable qu'Antonin Artaud entend dans ces Délires rimbaldiens l'écho de ses propres refus: rejet de l'identité où étouffe le sujet de la rationalité occidentale, rejet du corps qu'il appelle "anatomique", ce corps biologique voué à la maladie et à la mort. On connaît l'influence de Rimbaud sur les premiers poèmes d'Artaud. Ainsi, "Le Navire mystique" écrit vers 1913 et publié dans la revue marseillaise la Criée est très directement inspiré du "Bateau ivre" de Rimbaud. De même, le titre des Fragments d'un Journal d'Enfer de 1926 évoque assez clairement la Saison en Enfer de Rimbaud. Plus fondamentalement, c'est toute la théorie rimbaldienne de l'étrangeté à soi à laquelle l'écriture poétique donne corps et voix (le fameux "je est un autre...

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