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Une voie autre. Médiums, voix intérieures et langues imaginaires au tournant du siècle Jean-Jacques Courtine et Corinne Sutz GENEVE, 2 FEVRIER 1896. Dans un salon bourgeois, six personnes autour d'une table. Parmi celles-ci, Catherine Elise Müller, passée à la postérité sous le pseudonyme d'Hélène Smith. Elle fut l'une des innombrables médiums dont l'histoire du XIXeme siècle a conservé la trace, après que la grande vague spirite, née en ce jour de 1848 où les sœurs Fox perçurent le premier esprit frappeur, eut submergé l'Amérique, puis traversé l'Atlantique pour déferler sur l'Europe. Comme bien d'autres médiums célèbres ou obscurs—Lady Caithness, Lucie Grange ou Antoinette Bourdin— Elise Müller voyageait en état d'hypnose vers des contrées lointaines, en rapportait d'étranges visions, agrémentées des voix de ceux qui peuplaient ces royaumes imaginaires. Accompagnée de Leopold, l'esprit interprète de ses pensées, qui jamais ne la quittait, elle visita ainsi l'Inde ancienne et la Planète Mars, y fit parler les absents et les morts. De retour sur terre, entre deux séances spirites, elle menait la vie ordinaire d'une employée de commerce dans la Genève bourgeoise et austère du tournant du siècle. Son existence de femme était, comme bien d'autres alors, partagée entre l'exaltation d'un ailleurs imaginaire et la monotonie d'un ici-bas quotidien. "Est-ce du chinois?" Quelque chose, cependant, la singularisait, qui explique qu'on interroge encore les comptes-rendus de ses voyages spirites. Elise Müller en avait rapport é des "romans subliminaux", véritables cycles narratifs "indous" ou bien "martiens" qu'elle conta au fil des séances durant plusieurs années. C'est dans ce contexte qu'elle devint, selon la classification de Kardec, le père autoproclam é du spiritisme, un médium "polyglotte"': elle entreprit d'inventer des langues "autres" plutôt qu'étrangères, "sanscrit védique" ou "martien", sur la morphologie, la syntaxe, et le lexique desquelles les plus hautes autorités linguistiques d'alors, de Victor Henry à Ferdinand de Saussure, se penchèrent2. Car il y avait ce soir-là , comme à chacune des séances auxquelles elle participa pendant cinq ou six années, un peu à l'écart du groupe, un auditeur passionn é, qui allait s'appliquer à retranscrire et interpréter voix, visions, et 6 Winter 1998 Courtine et Sutz langues: Théodore Flournoy, professeur de psychologie à l'université de Genève, de qui nous tenons l'essentiel de ce que nous savons aujourd'hui sur Hélène Smith3, et, ajouterons-nous aussitôt, de ce que nous ignorons sur Elise Müller. Ce soir-là , Hélène Smith parcourait donc la Planète Mars, et son public avec elle. Elle y avait débarqué pour la première fois le 25 novembre 1894. Elle avait aperçu dans le lointain une vive lueur, puis s'était mise à flotter dans un brouillard épais, pour atterrir sur un monde étrange, où les deux sexes portaient le même vêtement, se tenaient par le petit doigt en marchant, et glissaient sur de curieux fauteuils à roulettes. "Sur quoi est-ce-que je marche?", avait alors demandé la médium. "Sur une terre, Mars", avait répondu la table, par épellation. Longtemps muets, les martiens allaient, ce soir de février 1896, se mettre enfin à parler. —Petit doigt gauche (épelant): "Elle a vu quelqu'un". —Hélène Smith: "Je ne comprends pas ce langage... Vous n'avez pas trop chaud avec cette robe?" —Petit doigt gauche: "Elle nous parlera un langage non pas terrestre, mais un langage parlé dans Mars". —Hélène Smith: "Je ne comprends pas... Vous voulez que je monte là -dedans? Oh, non!... Parlezmoi français! Je n'y comprends rien! Parlez, que je vous comprenne! Vous vous appelez comme cela! Est-ce facile à apprendre? (...) Vous croyez que j'apprendrai facilement? Je n'aime pas apprendre les langues étrangères... Un autre va venir? Alors, je ne comprendrai pas grand'chose (...) Est-ce...

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