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  • Politiques sociales et marché(s). Filiations et variations d'un registre transnational d'action, du BIT des années 1920 à la construction européenne et à la Chine contemporaine
  • Thomas Cayet (bio) and Paul-André Rosental (bio)

La protection sociale nationale, symbolisée et ancrée au cœur de la plupart des pays anciennement industrialisés par les systèmes de Sécurité sociale, aurait pour mission centrale, au-delà de la diversité de ses attributions fonctionnelles (le secours économique, l'accompagnement des projets individuels et familiaux, la prévention et les soins sanitaires), de compenser les inégalités provoquées par le jeu du marché1. Cette définition des objectifs de la régulation sociale, à la racine en France d'appels mi-radicaux mi-nostalgiques à en revenir à « l'esprit de 1945 » ou, au contraire, à « rompre avec le programme du Conseil national de la Résistance » au nom d'une nécessaire adaptation libérale, est en réalité une représentation récente qui a commencé à s'imposer dans les années 1970. À cette date, la nécessité de redistribuer les fruits de la croissance vers une classe ouvrière qui, comparativement aux employés et aux cadres, en avait peu profité, fait des dispositifs sociaux, qui s'étaient considérablement développés depuis la Seconde Guerre mondiale, un instrument commode pour réordonner l'échelle des revenus aux côtés de la fiscalité et de la politique salariale.

Alors que les pays européens entrent dans une crise durable, la progression des dépenses sociales jusqu'aux années 1980 renforce cette attente. À partir du moment où, à la fin du XXe siècle, un tiers environ de leur [End Page 3] PIB leur est consacré, il devient d'autant plus tentant de penser la régulation sociale comme outil de redistribution que, dans le même temps, le partage entre revenus du capital et revenus du travail s'opère au détriment de ces derniers. La lecture qui, dans les sciences sociales de l'époque, retient de Karl Polanyi l'idée d'un « désencastrement entre l'économique et le social », légitime la dissociation ainsi produite entre le marché et la correction de ses effets, tout en étant le produit de ce nouvel équilibre modifiant en profondeur des sociétés qui sont désormais pour deux tiers « capitalistes » et pour un tiers « sociales »2. Les contrecoups de l'apparition dans les années 1970 du chômage durable jouent ici un rôle déterminant. Ils se traduisent en particulier par le retour à des formes d'assistance (certes désormais construites comme un droit national clairement défini), là où on escomptait que les prestations acquises par le travail et les formes de citoyenneté sociale dont elles s'accompagnent allaient l'emporter de manière exclusive. À mesure que la question sociale se déplace du sort de la classe ouvrière à celui des pauvres et des exclus3, cette désillusion consacre l'image d'une protection sociale vouée à la redistribution. Quoique budgétairement presque dérisoires par rapport aux volumes financiers des grandes branches de la sécurité sociale, les sommes consacrées à l'assistance réveillent des débats anciens sur la légitimité et l'illégitimité de l'aide4 et concentrent les polémiques politiques.

D'un point de vue historique, cette représentation de la protection sociale comme système de redistribution est cependant coûteuse puisqu'elle fait des politiques sociales une essence atemporelle, tout au plus segmentée par des variations nationales. Il en résulte à la fois des difficultés à saisir les dispositifs qui étaient à l'œuvre dans les sociétés passées ; à comprendre les filiations qui en découlent, parfois jusqu'à nos jours ; à identifier et interpréter enfin les formes nouvelles émergeant aujourd'hui dans les pays nouvellement industrialisés. L'objet du présent dossier est de se situer à trois moments clés pour saisir ces différentes dimensions : l'engendrement des politiques sociales européennes au milieu du XXe siècle ; leur remise en cause libérale par les organismes économiques internationaux des ann...

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