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  • Quel « monde du contact » ? Pour une histoire sociale de l’Algérie pendant la période coloniale
  • Emmanuel Blanchard and Sylvie Thénault*

Sans qu’il soit toujours circonscrit, défini, ni même qualifié en ces termes, le « monde du contact » est une notion qui irrigue l’historiographie française de l’Algérie coloniale. Il est au cœur d’un schéma narratif focalisé sur le politique et dont la chronologie repose sur la litanie des réformes inabouties : les « occasions perdues » 1. L’itinéraire d’un Ferhat Abbas, le pharmacien de Sétif, porte-parole des revendications d’égalité en faveur des colonisés d’Algérie, en est devenu le symbole. Réputé pour son scepticisme au sujet de l’existence d’une nation algérienne dans l’entre-deux-guerres, il tenta une proposition médiane pendant la Seconde Guerre mondiale en imaginant une Algérie aux liens assouplis avec la France, avant de prendre la tête du premier Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) formé par le Front de libération nationale (FLN) en pleine guerre d’indépendance. À son image, le « monde du contact » raconterait l’histoire d’un espoir déçu par l’incapacité française à corriger, par la réforme, les injustices criantes de la société coloniale. D’un point de vue algérien, les acteurs de ce « monde » auraient incarné l’espoir d’un pluralisme politique, réduit à néant par le FLN qui s’imposa, violemment, comme force exclusive de la lutte pour l’indépendance2.

Suivant une version plus critique de l’idée que le réformisme colonial aurait pu tracer d’autres chemins, et notamment éviter une guerre de décolonisation qui l’aurait éradiqué, le « monde du contact » ne serait qu’une illusion : ce « monde » n’avait qu’une surface sociale étroite et il était de consistance fragile, en regard de la discrimination séparant les habitants de l’Algérie coloniale en deux groupes. Statuts et droits les placèrent de part et d’autre d’une frontière que renforçaient les inégalités socio-économiques, ainsi qu’une répartition ségrégative entre villes et campagnes – les colons furent d’emblée urbains tandis que les Algériens [End Page 3] restèrent majoritairement ruraux 3. La taxinomie contemporaine révèle la « coloration raciale » 4, typiquement coloniale, de cette division. Elle mêlait lignage et religion : « Européens » et « Musulmans » désignaient les uns et les autres.

La notion de « monde du contact » est ainsi arrimée à un questionnement politique sur la nature des rapports sociaux dans l’Algérie coloniale et sur leurs potentialités : elle oppose l’existence de relations sincèrement amicales, voire fraternelles, entre « colons » et « indigènes », à la focalisation sur la séparation des groupes, la force et la domination. Cet arrimage est symptomatique d’une historiographie guidée par la guerre d’indépen-dance et la violence, au détriment d’une attention davantage tournée vers les moments ordinaires de la longue durée coloniale et ses acteurs les plus anonymes. L’existence de contacts, pourtant, n’est rien moins qu’une évidence. Cent trente ans d’une tutelle française concrétisée par un peuplement venu d’Europe atteignant le million en fin de période, ne pouvaient que reconfigurer les rapports sociaux et les dispositifs de pouvoir, même vernaculaires.

Dans le cas de l’Algérie, cependant, la phase finale de la période coloniale et ses violences sont toujours en ligne de mire des interrogations sur les relations entre groupes, les rapports interindividuels, les emprunts et les hybridations de pratiques voire les métissages. De ce fait, l’historiographie de l’Algérie coloniale a suivi une trajectoire spécifique. Elle est restée à l’écart d’approches et d’écritures visant à réinscrire le « moment colonial » dans des historicités vernaculaires de longue durée 5. Ce cloisonnement est également marquant par rapport aux subaltern studies qui, depuis trente ans, ont renouvelé l’histoire sociale des populations colonisées. Celles-ci ont peu touché l’historiographie de...

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