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  • Professeurs mais femmes. Carrières et vies privées des enseignantes du secondaire au XXesiècle
Marlaine Cacouault-Bitaud. – Professeurs.mais femmes. Carrières et vies privées des enseignantes du secondaire au XX esiècle. Paris, La Découverte, 2007, 317 pages. « Genre et sexualité ».

Dans cet ouvrage consacré aux femmes professeurs, sujet sur lequel elle avait donné un article pionnier dans Le Mouvement Social en 1987, Marlaine Cacouault étudie leur place au sein de l’enseignement secondaire, le déroulement de leur carrière ainsi que leur vie privée. L’auteure montre comment les rapports de sexe contribuent à modeler la profession, tant au sein de l’institution scolaire qu’au sein de la famille et du couple 27. En effet, elle défend l’idée selon laquelle l’exercice de la profession et le déroulement de la carrière sont largement déterminés par l’articulation, complexe et toujours mouvante, entre vie privée et vie professionnelle. Avec le souci constant de mettre en relation les hommes et les femmes pris dans cette tension entre affaires privées et professionnelles, l’auteure montre bien comment une profession, ici le professorat du secondaire, se définit et évolue de manière sexuée. Ce faisant, la sociologue apporte une nouvelle contribution à l’histoire de l’identité professionnelle au féminin, envisagée sur le long xxe siècle.

L’histoire de ces professeures repose sur le suivi de leurs itinéraires sur plusieurs générations, des sévriennes des lycées de jeunes filles de l’entre-deux-guerres aux professeures certifiées et agrégées des collèges et lycées mixtes du temps de la démocratisation (années 1990). Pour retracer ces trajectoires et en saisir le sens par la mise en évidence des interactions possibles entre vie privée et vie professionnelle, l’auteure donne la parole aux professeures, lors de questionnaires et d’entretiens menés auprès d’elles, entre 1979 et 1981, puis au début des années 1990. Cette histoire orale, très stimulante, s’accompagne d’un important travail effectué sur des sources variées tels les témoignages littéraires, les dossiers de retraite, les rapports d’inspection, les statistiques du ministère de l’É ducation Nationale.

La première des quatre parties de l’ouvrage s’attache à décrire l’émergence des premières générations d’enseignantes. L’enseignement secondaire attire incontestablement les jeunes diplômées du supérieur : les portes des lycées de jeunes filles s’ouvrent en grand alors qu’au même moment, celles des professions libérales, du journalisme ou de la publicité s’avèrent plus difficiles à franchir. On suit ces fameuses [End Page 118] « pionnières » sorties de l’É cole normale « secondaire » de Sèvres (1881), munies de l’agrégation « pour l’enseignement secondaire des jeunes filles » (1883). L’auteure s’attarde sur le célibat massif qui les touche et en cherche les causes : les pertes dues à la Première Guerre mondiale certes, mais surtout l’absence d’occasions de rencontres dans un milieu enseignant non mixte, « le déficit de prétendants acceptables » pour ces diplômées qui craignent de compromettre une situation durement acquise (salaire, prestige social) par un mariage mal assorti.

La deuxième partie décrit la féminisation du corps qui s’opère dès les années 1950, quand l’É ducation Nationale crée massivement des postes pour répondre à la croissance des effectifs du secondaire. La barre des 50 % de femmes dans la profession est franchie en 1957–1958 pour les certifié-e-s et en 1961–1962 pour les agrégé-e-s. Au sein du corps professoral, la ligne de genre apparaît nettement : en termes de grade (des agrégations féminines plus sélectives que les agrégations masculines), de type d’établissement (plus de femmes en collège qu’en lycée), de discipline (plus de femmes en lettres qu’en sciences, avec des bastions masculins comme les Sciences économiques et sociales), de travail (plus de mi-temps pour les femmes). Par la suite, l’approche chiffrée laisse place à une approche qualitative permettant de comprendre ce qui « fait courir les femmes vers le professorat » quand, au même moment, d’autres professions supérieures s’ouvrent à elles. Les ressorts du choix du métier sont ici longuement et finement explorés. À l’appui des entretiens, le rôle de l’environnement social et familial est en effet scruté et décliné différemment selon l’origine sociale et le parcours professionnel des parents, la place dans la fratrie. Ainsi pour les jeunes filles de milieux modestes, les mères jouent un rôle essentiel en assumant la totalité du travail domestique pour permettre à leur fille d’étudier. Dans les milieux favorisés, l’orientation scolaire est fortement divisée sexuellement entre les membres de la fratrie : les filles sont destinées à intégrer Sèvres ou l’É cole des Chartes, les garçons Polytechnique, les Mines ou Centrale. Dans les familles d’entrepreneurs, la promotion des filles passe par l’enseignement et non par la reprise de l’affaire familiale qui revient au fils. La première est ainsi chargée de l’entretien du capital culturel, le second du capital économique. Pour les élèves « bonnes partout », l’orientation en filière littéraire s’impose souvent, ce qui a pour conséquence, d’après l’auteure, de limiter les effets de l’excellence scolaire au féminin. Enfin, quand vient le moment de fonder une famille, les jeunes filles choisissent le professorat plutôt que les métiers de l’ingénieur par exemple, le premier choix servant le mieux les intérêts de la famille par la plus grande disponibilité qu’il procure. Les jeunes filles reproduisent ainsi les rapports de genre qui remettent en cause leurs propres succès universitaires.

La troisième partie retrace les itinéraires d’enseignantes dans le contexte des profondes mutations sociales et scolaires des années 1960–1970. Désormais le célibat n’est plus un trait distinctif des professeures. Union libre, mariage, divorce, maternité contrôlée bouleversent l’horizon des possibles et rendent plus complexes les trajectoires professionnelles. Les témoignages donnent cette fois plus d’indications sur le quotidien des enseignantes, des lycées mixtes des centres villes aux collèges des périphéries urbaines. Déjà , des enseignantes évoquent leur impuissance pédagogique face aux élèves en difficulté, impuissance qu’elles vivent sur le mode d’une crise de conscience personnelle. L’articulation entre vie privée et vie professionnelle demeure délicate dans bien des cas. Des femmes agrégées compensent une carrière « bloquée » par un investissement accru dans les activités extrascolaires. Dans le champ des activités exercées en dehors de la classe, la division sexuée est nette entre époux enseignants : aux femmes les activités pédagogiques et culturelles, aux hommes le militantisme politique. Le choix d’un mi-temps comme le divorce (les professeures sont plus nombreuses à être séparées ou divorcées que la moyenne) permettent un [End Page 119] nouveau départ, la reprise d’activités de recherche ou un engagement militant. C’est ainsi que beaucoup de professeures formeront le vivier de candidates pour les municipales des années 1980–1990.

Dans la dernière partie, l’auteure reconstitue les parcours des enseignantes des années 1980–1990 sur fond de démocratisation et de massification scolaires. La crise de conscience née deux décennies auparavant tendrait à se résoudre par un engagement pédagogique plus personnel et davantage limité à la classe, à l’image finalement des « nonnes laïques » du début du siècle. L’engagement collectif de type militant est délaissé. Mais les femmes n’hésitent pas à « s’échapper » : en sus de leur charge d’enseignement, elles sont responsables de formation continue, préparent un doctorat, participent aux jurys de CAPES, éditent des manuels pédagogiques. En raison de la charge de travail qu’elles représentent, ces opportunités nouvelles font l’objet d’âpres négociations au sein du couple. Quant à la promotion en classe préparatoire aux grandes écoles (CPGE), elle est encore distribuée avec parcimonie aux femmes qui, en 1993–1994, représentaient 23 % des professeurs de CPGE. On peut ici regretter que l’auteure ait donné la parole en priorité à des professeures toutes plus ou moins activement engagées dans ou hors la classe, toutes désireuses de promotion professionnelle… Ces combattantes au quotidien ne laissent alors guère de place aux profils plus « banals », aux professeurs (femmes aussi bien qu’hommes) sans véritable « ambition » qui limitent leur engagement professionnel au strict nécessaire et que l’on aimerait aussi connaître.

Cependant l’intérêt majeur de l’ouvrage est de mettre en évidence les interactions multiples entre les sphères privée et professionnelle qui dessinent les trajectoires féminines. La variété des configurations, et donc des identités enseignantes qui en découlent, n’aide pas le lecteur à s’y retrouver et à saisir une ligne directrice claire. Celle qui se dégage pourrait être que, malgré le desserrement des contraintes familiales à partir des années 1970 et la multiplication des arrangements qui en résulte, l’articulation entre vie privée et vie professionnelle continue de poser problème pour les femmes. Mais quid des hommes professeurs ? La poursuite d’une étude genrée de la profession enseignante au xxe siècle passe désormais par la confrontation des trajectoires féminines et des aspirations qui les guident avec celles de leurs collègues masculins. L’auteure montre d’ailleurs la voie par le recours à deux entretiens de professeurs.

Footnotes

27. Voir aussi le numéro spécial L’éducation des filles, Histoire de l’éducation, septembre 2007.

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