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  • Des éducateurs dans la rue. Histoire de la prévention spécialisée
Vincent Peyre et Françoise Tétard. – Des éducateurs dans la rue. Histoire de la prévention spécialisée. Paris, La Découverte, 2006, 273 pages.

Alors que se succèdent depuis plus de vingt ans des séries de dispositifs en faveur des jeunes des quartiers dits « difficiles », la prévention spécialisée, qui constitue pourtant une approche souple et originale, reste méconnue. « Segment mineur des politiques sociales », pour cause de rétivité perdurante à se plier aux injonctions, voire aux tentatives d’instrumentalisation des pouvoirs en place, elle restait aussi méconnue des historiens du travail social. C’est d’ailleurs ni pour les uns ni pour les autres que ses auteurs avouent, en toute fin d’ouvrage, avoir écrit cette histoire, mais « d’abord pour les nouvelles générations ‘d’éduc’ de prév’ ». Ce public-cible explique sans doute les partis pris d’écriture, moins conceptuelle que narrative, moins replacée dans l’histoire du travail social qu’analysée avant tout pour elle-même dans [End Page 87] ses individus, ses associations, ses modes d’organisation et ses rapports aux pouvoirs publics.

L’ouvrage s’articule en cinq grands chapitres qui sont autant de périodes chronologiques. « L’invention » de la prévention spécialisée remonterait aux années 1943–1944, avec l’éclosion concomitante d’expériences d’encadrement des jeunes à caractère préventif. Il s’agit avant tout de les occuper par différentes activités (travaux manuels, aide aux devoirs, sorties, cinéma, piscine...) le soir après la classe, mais aussi le week-end et les vacances. S’y croisent de jeunes éducateurs, des assistantes sociales, des juges ou autres médecins à sensibilité sociale, soit souvent des couches moyennes ou aisées s’occupant des plus pauvres. Récusant les vertus de l’internat, qui domine depuis le début du xixe siècle comme solution de rééducation, ils prônent l’action en ville, sur le lieu de vie des jeunes, et en équipe. La prévention ne naît donc pas sur un socle théorique déjà articulé, mais se construit pragmatiquement sur la base d’expériences locales, de manières d’être et de faire.

Dans les années 1950–1957, la prévention s’enracine, même si elle reste mouvante et précaire. Des associations loi 1901 se créent pour recevoir des subventions, et les premières embauches d’éducateurs voient le jour. Les catégories de « bénévoles » et de « salariés » restent cependant très floues, le salarié étant souvent un ancien bénévole progressivement (peu) payé et sans réel statut professionnel. C’est aussi durant cette période que l’isolement géographique des éducateurs commence à se rompre, avec les premiers échanges d’expériences.

De 1957 à 1962, la prévention « sort de la clandestinité » et prend peu à peu une consistance institutionnelle. Les réunions, colloques et congrès se développent ; l’expression de clubs et équipes « de prévention » s’impose, avec l’affirmation d’une visée éducative et curative, et d’action permanente sur la famille et le quartier. En mai 1959, une fédération voit le jour, à la veille de l’été des « blousons noirs » qui conforte de façon imprévue ce nouveau secteur. Cette légitimation par les faits ne se traduit cependant pas par une hausse des financements, qui vont plutôt alimenter une politique de développement des loisirs tous azimuts, et l’animateur devient, plus que l’éducateur, la nouvelle figure phare. Ce n’est finalement qu’en 1961, avec Maurice Herzog et son adjointe Françoise Marty, que l’état encourage véritablement le secteur de la prévention. La question d’une formation spécifique est même posée, mais avec des réponses encore tâtonnantes. C’est enfin durant cette période que la prévention se scinde en « prévention générale » et en « éducation spécialisée ».

Quatrième stade, celui de l’institutionnalisation progressive. La collaboration avec les sociologues (dont, à partir de 1959, le co-auteur de l’ouvrage, Vincent Peyre) s’intensifie autour de Vaucresson. Le nombre d’associations et de clubs s’accroît considérablement, au point que l’on cherche désormais, sans grand succès toutefois, à définir des critères de labellisation. Le 4 juillet 1972, un arrêté donne enfin un statut à la prévention, subordonnant du même coup les subventions à l’obtention d’un agrément : « de pionnière et relativement marginale, la prévention est élevée au rang de partie prenante d’une politique publique ». En 1968 et dans les années 1970, nombre d’éducateurs seront sensibles à l’extrême gauche, non sans provoquer de conflits avec des conseils d’administration plus conservateurs. Outre la question des tendances partisanes, c’est bien plus l’objectif de la prévention et du travail social qui paraît visé, les éducateurs refusant de faire du raccommodage social voire de participer à la disciplinarisation des classes populaires (Pierre Lascoumes, 1977), et souhaitant au contraire « remonter aux causes, et par conséquent prendre une attitude politique » (Jacques Ellul, 1971). Depuis le milieu des années 1970, la prévention spécialisée fait partie, bon an mal an, des dispositifs institutionnels, et est devenue un partenaire habituel des politiques de la ville.

Alors que l’on fait souvent remonter l’histoire de la prévention spécialisée au décret de 1972, l’historienne et le sociologue nous montrent l’importance du quart de siècle [End Page 88] précédent dans la structuration des organisations et des pratiques. Structuration qui reste cependant toujours mince, la prévention reposant par définition sur la souplesse. Les activités ne sont que le « support » ou le « prétexte » de l’action : cours de code ou de conduite, aide à l’insertion professionnelle, travaux manuels, cinéma, vacances, sorties, activités sportives ou culturelles, aide à la recherche de logement, soutien affectif ou juridique, etc., tout est dans la relation d’aide et de confiance, et la liste des possibles est finalement infinie, faisant de l’éducateur un nécessaire polyvalent. Le flou persistant dans le cadre territorial (quartier, rue, immeuble...) et dans les activités l’est tout autant dans les termes pour désigner le public-cible : « délinquants », « inadaptés sociaux », puis « marginaux », « jeunes en difficulté », « en rupture », « précarisés », « asociaux » ; « lutte contre l’exclusion » enfin, soit toute une gamme qui traduit la « difficulté à qualifier les problèmes auxquels sont confrontés les jeunes objets de l’action », comme « l’absence d’un consensus théorique sur leur étiologie ».

Si l’ouvrage s’attache à des études de cas et, surtout, largement aux individus, si l’on comprend bien aussi la complexité du rapport aux pouvoirs publics, fondé sur l’affirmation d’un code de déontologie et finalement sur le refus de se mettre du côté du pouvoir, on aurait sans doute aimé en savoir davantage sur la complexité de l’engagement des éducateurs, entre revendications militante et professionnelle, entre abnégation et défense syndicale ; sur l’évolution de cet « engagement quasi-monacal » dont d’autres sources nous montrent aussi, depuis les années 1980, les limites ; sur les bénévoles des clubs et des équipes, que l’on entrevoit au début et dont on perd ensuite la trace ; enfin sur l’impact de l’évolution de la jeunesse ciblée, de son contexte économique et géographique (des quartiers insalubres des grandes villes aux cités et aux zones sensibles); sur les pratiques et l’évolution du métier.

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