University of Toronto Press
  • Monarchie, religion et identité locale dans l'Espagne moderne
Aram, Bethany —Juana the Mad: Sovereignty and Dynasty in Renaissance Europe. Baltimore: Johns Hopkins University Press, 2005. Pp. 266.
Ehlers, Benjamin —Between Christians and Moriscos: Juan de Ribera and Religious Reform in Valencia, 1568–1614. Baltimore: Johns Hopkins University Press, 2006. Pp. 241.
Harris, A. Katie —From Muslim to Christian Granada: Inventing a City's Past in Early Modern Spain. Baltimore: Johns Hopkins University Press, 2007. Pp. 255.
Poole, Stafford —Juan de Ovando: Governing the Spanish Empire in the Reign of Philip II. Norman: University of Oklahoma Press, 2004. Pp. 291.

L'Historiographie nord-américaine de l'Espagne moderne connaît depuis le début des années 2000 une croissance notable. Des quatre exemples qui ont été retenus pour illustrer cette richesse et cette vitalité, trois proviennent de la plume de jeunes historiens américains qui nous offrent une version remaniée de leur thèse de doctorat. Le dernier, qui est en fait le premier chronologiquement, est clairement le produit d'une autre génération et d'une autre approche de l'histoire. Nettement moins analytique que ses successeurs, il peut nous servir à mesurer le chemin parcouru. Tous de facture plutôt traditionnelle et méthodologiquement assez empiriques, ces ouvrages s'appuient sur de solides bases documentaires et une lecture aussi minutieuse qu'attentive des archives, mais restent loin des réflexions d'ordre plus théorique, à l'exception peut-être du livre de Bethany Aram, de loin le plus complet et le plus étoffé du lot.

La figure du secrétaire de Philippe II Juan de Ovando, fonctionnaire royal et juriste de formation universitaire (letrado), symbolise à merveille la reconversion et la réorientation de la petite noblesse de province en Espagne à l'époque moderne, son adaptation à une nouvelle réalité politique et administrative qui lui procure une promotion sociale et économique parfois spectaculaire. Cette nouvelle bureaucratie, qui découle en partie des efforts de réorganisation et de restructuration de la monarchie espagnole par les Rois Catholiques à la fin du XVe siècle, sera aussi à bien des égards tributaire de la création d'un empire en Amérique au XVIe siècle. La biographie de ce personnage injustement oublié de l'Espagne du Siècle d'Or et de son administration naissante, une de ses plus grandes réussites, comble incontestablement une lacune dans [End Page 253] l'historiographie de l'empire espagnol. Cependant, on ne peut que se montrer déçu de son approche trop classique et trop linéaire qui fait perdre tout dynamisme à un livre qui n'a d'autre ligne directrice que le simple fil de la vie d'Ovando.

Dans l'ensemble, le livre de Stafford Poole se perd trop souvent en généralités sur l'Espagne de Philippe II et ses colonies américaines, brossant à traits parfois assez grossiers et réducteurs la nature et le fonctionnement de la monarchie hispanique, dont Ovando fut à n'en point douter un des rouages importants. Toutefois, ces réflexions nous éloignent, à l'occasion considérablement, de notre personnage et ont bien peu avoir avec sa carrière et son action au sein de la monarchie; ou du moins l'auteur ne parvient-il pas à les rattacher de manière convaincante à Ovando. On veut pour exemple les plus de sept pages sur la question des « nouveaux chrétiens » et de la limpieza de sangre alors que cela n'a jamais été un facteur dans la vie personnelle ou professionnelle d'Ovando, à une exception près, le cas Constantino Ponce de la Fuente à Séville.

Justement, sur les années d'Ovando passées comme proviseur, inquisiteur et vicaire général de l'archevêque absentéiste de Séville et Inquisiteur général, Fernando de Valdés, Poole nous offre un récit détaillé et nuancé du rôle central qu'il a joué dans l'affaire Constantino, un des prédicateurs les plus en vues sur les rives du Guadalquivir et à la cour du prince Philippe dans les années 1550 qui sera mêlé aux cercles dits « protestants » de Séville. Clairement, ce qui se dégage de ce séjour long de presque une décennie où Ovando tisse des liens d'amitié importants pour sa future carrière au sein de l'appareil d'état de la monarchie espagnole, c'est que nous avons là affaire à un homme doté d'un grand sens du devoir, d'un zèle scrupuleux pourrait-on même dire, doublé d'une loyauté inébranlable envers le patron et l'institution qu'il sert, dans l'espoir bien entendu d'une promotion.

Au début de chaque chapitre l'auteur éprouve le besoin de retracer tout l'historique, le fonctionnement et la vocation de l'institution qu'il aborde ce qui, bien souvent, n'est pas une mince affaire. Si un minimum de contextualisation est toujours indispensable pour aider le lecteur moins spécialiste à se situer, dans le cas présent l'auteur se perd dans d'interminables digressions qui ont plutôt pour effet de distraire l'attention du principal sujet d'étude. Dans un chapitre sur la visite et la réforme de l'Université d'Alcalá de Henares par Ovando, Poole, en plus de s'étendre de manière excessive sur les origines de l'institution, sa création et son fondateur, entre dans une description extrêmement détaillée, quasi jour par jour, des activités d'Ovando, sans jamais vraiment en faire la synthèse ou l'analyse. Ces pages, qui, comme une bonne partie de l'ouvrage, relèvent plus du résumé et de la paraphrase de documents que d'autre chose, tombent dans le piège que tendent souvent les archives quand elles sont trop abondantes et trop riches. L'historien se laisse guider par le mirage des anecdotes savoureuses qui donnent vie aux acteurs de l'époque et aux événements mais qui font perdre de vue le sens qu'il doit leur donner, la leçon qu'il doit en tirer. Avec pour résultat qu'à la fin d'un chapitre de plus de vingt pages, le lecteur, noyé dans [End Page 254] la masse d'informations périphériques – pas toujours pertinentes du reste, ignore pratiquement tout de la signification, des implications et des conséquences à plus long terme du passage d'Ovando à Alcalá, autant pour l'université que pour sa propre carrière.

L'exemple le plus frappant de ce travers est peut-être le chapitre sur les mois passés par Ovando au Conseil de l'Inquisition. Poole conclut une discussion d'une vingtaine de pages sur l'Inquisition, la machine inquisitoriale et le parcours de l'Inquisiteur général Diego de Espinosa, qui a fait entrer Ovando au conseil suprême du Saint-Office, par ce qui est ni plus ni moins un aveu d'impuissance : « There is no way of knowing what special role Ovando played in the various activities of the Suprema » (p. 95). Rien donc ou presque sur Ovando lui-même et ses activités. À peine quelques lignes à la toute fin du chapitre pour nous rappeler que son passage au Conseil de l'Inquisition reste important pour comprendre sa formation au sein de l'appareil administratif de la monarchie espagnole et que l'esprit letrado et le souci d'efficacité encouragés (comment?) par Espinosa durant ses années à la tête de cet instrument fondamental de la couronne, Ovando les amènera avec lui à la direction du Conseil des Indes et des Finances. En fait, c'est Juan de Ovando lui-même qui semble absent de ce livre.

De son passage à la tête au Conseil des Indes, ce pourquoi le nom d'Ovando a surtout été retenu, on apprend finalement assez peu de choses. Poole traite un peu des recommandations que celui-ci fait pour la réforme du Conseil et l'amélioration de son fonctionnement et de son efficacité, s'attardant plus longuement sur l'ambitieuse entreprise des relaciones geográficas (questionnaire visant à territoire des possessions américaines et de ses hommes) et la codification et compilation des lois sur les Indes qu'Ovando entreprend. Malheureusement, toutes ces initiatives vont rester lettre morte. Son action, sa vision de la gestion, du gouvernement des colonies et de la monarchie en général s'avèrent un échec. Ovando n'a jamais vraiment été écouté par Philippe II. Une question s'impose alors, que l'auteur n'aborde pas, ou que très indirectement, laissant soin au lecteur de déduire ou d'imaginer par lui-même une réponse possible, à partir d'éléments qui transparaissent de la biographie. Pourquoi le roi continue-t-il à le nommer à des postes influents, tels que la présidence de ce même conseil des Indes et plus tard de celui, aussi stratégique que risqué, des Finances? À cause de la loyauté d'Ovando, de son sens du devoir, de sa dévotion, sa fiabilité, sa droiture, sa rigueur? Ou alors pour son approche de la monarchie, sa conception d'une administration dont l'autorité serait centralisée, qui correspond à celle de Philippe II?

En tout cas, chose certaine, l'impression générale qui ressort de l'ouvrage de Stafford Poole, l'image qu'il projette, n'est pas celle d'Ovando comme d'un homme extraordinairement influent et puissant durant les dernières années de sa vie, installé – certes pas très confortablement et de manière passagère – aux commandes de deux des plus importants conseils de la monarchie la plus vaste et la plus riche d'Europe.

Aborder la figure emblématique de la reine Jeanne la Folle (1479–1555), fille des Rois Catholiques et mère de l'empereur Charles Quint, c'est s'attaquer à un des mythes les plus tenaces de toute l'historiographie espagnole et les plus [End Page 255] profondément ancrés dans l'imaginaire ibérique. Avec cette monographie résolument révisionniste, Bethany Aram remet en question l'idée même de l'instabilité mentale de la princesse. Elle y voit plutôt une brillante et soigneuse mise en œuvre et surtout mise en scène de la part des hommes de son entourage (son père, son mari puis son fils) qui se sont entendus, malgré des intérêts parfois divergents, pour écarter du pouvoir la prétendante légitime au trône d'Espagne.

Retraçant habilement la tumultueuse et complexe histoire politique de la Péninsule ibérique dans la seconde moitié du XVe siècle, qui passe par l'avènement au pouvoir d'Isabelle la Catholique, la mère de Jeanne, qui elle est parvenue à se construire une légitimité et une autorité, l'auteure s'attarde tout d'abord sur l'éducation qu'a reçue Jeanne à la cour de ses parents. S'appuyant sur une variété impressionnante de sources manuscrites et imprimées, dont un examen attentif des comptes de sa suite (household) et des livres de sa bibliothèque personnelle, Aram analyse et interprète avec perspicacité listes de gages, inventaires de biens et correspondances diplomatiques. Sa capacité à reconstituer une réalité autrement insaisissable à partir de menus détails tirés d'archives cryptiques qui rebuteraient plus d'un historien, et surtout à leur donner un sens symbolique et politique, force l'admiration et représente certainement une des grandes forces de son ouvrage. La suite de la princesse puis de la reine Jeanne représente la clé de voûte sur laquelle repose toute l'argumentation de Juana the Mad. C'est grâce à ce puissant instrument encore largement négligé et sous-estimé par les historiens du pouvoir que les hommes de la cour, aussi bien bourguignonne qu'espagnole, sont parvenus dans un premier temps à réduire les moyens et la marge de manœuvre de Jeanne, puis à l'isoler et l'étouffer complètement tant financièrement que physiquement ou psychologiquement. Le tout afin de mieux la contrôler et la gouverner et ainsi s'approprier la légitimité qu'elle incarne, légitimité que tous ces hommes ont impérativement besoin de récupérer. L'argent est ici, une fois de plus, le nerf de la guerre; sans ressources, sans moyens, sans mécénat, point d'autorité ou de pouvoir.

La cour, cette institution qui demande une connaissance fine de sa culture, de ses rouages, de ses acteurs et de ses offices pour être en mesure d'en comprendre les enjeux, ne semble pas avoir de secrets pour l'auteur qui décrit minutieusement les luttes que se mènent Espagnols et Bourguignons pour imposer leur domination auprès de et surtout sur celle qui deviendra l'héritiè re au trône le plus convoité d'Europe. Le récit qu'elle fait des intrigues de palais du moment n'est jamais superflu; au contraire, il enrichit son argumentation et sait faire avancer sa démonstration. En fait, compte tenu de l'ordre de succession, Jeanne n'était pas destinée à régner, du reste elle n'y a jamais été véritablement préparée. Ce n'est que suite à une série inattendue de décès prématurés, notamment celui de son frère aîné l'infant Jean, qu'elle et son mari, le prince Philippe de Bourgogne, dit le Beau, ont été propulsés sur le trône de Castille et d'Aragon. Elle ne demeurera toutefois qu'un simple pion sur l'échiquier politique européen, certes stratégique comme seule l'est une reine, mais néanmoins manipulée par son entourage; et ce malgré la lutte acharnée qu'elle a menée, d'une part [End Page 256] contre l'usurpation de son pouvoir et de ses droits, et d'autre part pour préserver le contrôle de son image.

L'expression de sentiments (tels que l'amour ou la peur) à l'époque moderne traduit souvent des intérêts politiques. C'est dans cette optique, estime très justement Bethany Aram, qu'il faut comprendre tout le discours sur la santé physique et mentale de Jeanne. Sa « folie » se veut alors le reflet – ou plus exactement la projection – physiologique et psychologique de son inaptitude à gouverner son royaume et ses sujets, le miroir du dérèglement, de la perte de contrôle de sa propre personne et de ses émotions jugées par trop excessives. Et la résistance qu'elle a manifestée à l'égard des rôles (de fille, d'épouse, de mère) dans lesquels on a tenté de la confiner toute sa vie, son refus de se soumettre aux désirs et de se conformer aux attentes de ses proches, sa détermination obstinée à gérer ses serviteurs ainsi que ses effets personnels et collections privées, en somme sa désobé issance et sa défiance, n'ont dans le fond servi qu'à confirmer son incapacité à diriger aux yeux de ceux qui espéraient la neutraliser. Même si Jeanne n'est jamais parvenue à obtenir le moindre pouvoir pour elle, elle s'est battue et s'est démenée avec acharnement pour imposer son fils Charles comme successeur au trône de ses parents (quitte à renoncer à ses propres droits héréditaires), ce qui était loin d'aller de soi suite au décès de sa mère et au remariage de son père. Très loin de l'image d'Épinal de la princesse, amoureuse éperdue, que le choc de la mort de son époux fait sombrer irrémédiablement dans la démence, le portrait que l'on a là est celui d'une femme qui, bien qu'impuissante, est en pleine possession de ses moyens et est parfaitement consciente de la manipulation dont elle fait l'objet ainsi que des ambitions qui s'affrontent autour de sa personne.

Toute aussi fascinante et convaincante est la réflexion que développe Bethany Aram sur la place et le rôle des femmes au sein de la monarchie espagnole au tournant du XVIe siècle, considérations qui pourraient d'ailleurs tout aussi bien s'appliquer aux autres familles régnantes d'Europe de l'époque. Accordant une attention toute particulière aux diverses cérémonies et festivités auxquelles Jeanne a pris part (entrées dans les villes, processions religieuses, déplacements princiers, funérailles), l'auteur fait preuve d'une grande sensibilité à l'égard des signes matériels du pouvoir, tirant admirablement profit de ces moments chargés de symbolique politique où la rhétorique et la propagande du pouvoir sont à leur comble et où l'autorité devient visible, tangible, incarnée. Le cas le plus frappant et le plus célèbre demeure évidemment celui de la dépouille de son mari Philippe le Beau qu'elle a catégoriquement refusé d'abandonner et a tenu à accompagner personnellement jusqu'au lieu de son repos éternel. Cette sépulture c'est Jeanne qui l'a voulu à Grenade, auprès de sa mère – ce en quoi elle s'opposait à la volonté de son père qui voulait retourner le corps de son beau-fils dans ses Flandres natales –, affirmant ainsi clairement, explicitement et très concrètement non seulement sa filiation directe avec la monarchie espagnole, mais également son propre droit à la succession de même que celui de ses enfants. Sortie victorieuse de cette unique bataille, elle finira sa vie en captivité au château de Tordesillas où son fils, l'empereur Charles Quint, la gardera sous [End Page 257] étroite surveillance, preuve que sa personne représentait à la fois un des premiers remparts de sa légitimité et une des dernières menaces à son autorité.

Le livre de Benjamin Ehlers entend étudier de manière générale les difficultés d'implantation de la réforme tridentine dans un diocèse d'Europe moderne à travers la carrière d'une des figures de proue de l'Espagne religieuse dans la seconde moitié du XVIe siècle, celle de l'archevêque de Valence Juan de Ribera. Plus spécifiquement, l'auteur nous propose une étude de cas fascinante car elle traite des problématiques propres à une région particulièrement délicate de la péninsule ibérique, intimement lié à son histoire et aux plus de huit siècles de présence musulmane sur son territoire. L'exemple de Ribera à la tête du diocèse de Valence est d'autant mieux choisi qu'il permet d'observer et de suivre sur une période longue de plus de quatre décennies (1568–1611) non seulement l'évolution de la pensée et de l'action d'un ecclésiastique de haut niveau, mais également de sa relation – souvent difficile – avec ses ouailles. La durée, c'est bien là la principale difficulté auquel est confronté l'historien qui s'attaque à la tâche colossale de dresser le bilan d'un gouvernement spirituel à bien des égards exceptionnel. C'est là, du reste, tout le mérite et toute la force du travail de Benjamin Ehlers; d'être capable de donner une vision d'ensemble, de fournir une interprétation globale du personnage sans pour autant négliger le cadre chronologique et événementiel duquel son action s'inscrit.

Avec cet ouvrage, Ehlers tente de résoudre une des paradoxes majeurs de la biographie de ce prélat canonisé au XXe siècle : comment a-t-il pu à la fois promouvoir et encourager l'évangélisation des importantes communautés morisques qui relevaient de son autorité et soutenir leur expulsion quelques décennies plus tard, au point d'en devenir le principal avocat auprès du roi Philippe III? Incohérence, intolérance ou simple zèle catholique? La réponse de Benjamin Ehlers est, à l'image de l'homme auquel il s'intéresse, à la fois plus souple et plus subtile, plus complexe et plus habile, mais surtout plus fouillée et plus convaincante que celle proposée par des extrêmes inévitablement réducteurs. Refusant les stéréotypes qui ont prévalu jusqu'ici, principalement la vision hagiographique toute lisse façonnée lors du procès de canonisation de Ribera en pleine Espagne franquiste, l'auteur s'embarque dans une analyse approfondie, détaillée et minutieuse de l'abondante correspondance de l'archevêque, de ses papiers personnels (notamment ses comptes), ainsi que de la très riche documentation inquisitoriale concernant le diocèse de Valence au cours du long règne du patriarche. Il en ressort une figure plus dynamique, plus contradictoire, plus humaine en somme. Tout en nuances, Ehlers a su résister à la tentation téléologique, si grande et si forte au regard d'un événement aussi marquant dans l'histoire espagnole que l'expulsion des Morisques (1609–1614).

Tiraillé toute sa vie durant entre ses fidèles anciens et nouveaux chrétiens, ceux d'origine musulmane mieux connus sous le nom de morisques, Ribera tente dans un premier temps de réconcilier cette double identité spirituelle. Sa première mission est de se gagner le soutien et la confiance de ses fidèles, ce qui ne sera pas une mince affaire pour quelqu'un issu de la haute noblesse espagnole qui est totalement étranger à la réalité et aux sensibilités des Valenciens. Du côté [End Page 258] des chrétiens dits de souche, à défaut de pouvoir imposer son autorité épiscopale et réformer selon les nouvelles normes tridentines de puissantes institutions associées à l'élite sociale et ecclésiastique de la ville telles que l'université ou le chapitre de la cathédrale, l'archevêque en crée de nouvelles tout en encourageant habilement la dévotion populaire. En effet, d'une part il soutient de toute son autorité morale et spirituelle des figures charismatiques locales, même si l'orthodoxie de celles-ci semble parfois douteuse. D'autre part, dans la droite ligne des recommandations du Concile de Trente sur la responsabilité du prélat concernant de la formation et de l'instruction de son clergé, il crée le célèbre collège du Corpus Christi sur lequel il garde le plein contrôle et qui deviendra au fil du temps un symbole de Valence.

Pour ce qui est des populations nouvellement converties, encore là en bon évêque tridentin, Juan de Ribera entreprend de les évangéliser en acceptant un assouplissement des règles inquisitoriales, en lançant des missions dans les campagnes les plus reculées et en s'assurant de fournir aux paroisses les plus délaissées des prêtres compétents et dévoués ainsi que des infrastructures adéquates. Tout au long des années 1570, l'archevêque investit sans compter temps, argent et efforts pour l'instruction et la conversion des morisques, d'abord et avant tout par un des instruments privilégiés de la pédagogie tridentine, la prédication. Devant le peu de résultats obtenus, l'optimisme des premières années fait place à la désillusion et à l'amertume. Ribera en vient à être convaincu que les morisques, qu'il appelle dorénavant les « Maures » ne peuvent être convertis; plus exactement, qu'ils ne veulent pas l'être. Méfiance et mépris, incompréhension ou mauvaise volonté de part et d'autre, chose certaine les pratiques musulmanes ne parviennent pas à être enrayées dans le diocèse de Valence. Ribera réalise pleinement les limites de son action sur le terrain. On ne change pas si facilement des pratiques et des croyances séculaires. Tolérance des rituels ré sistance passive et parfois même opposition au changement de la part des seigneurs de la région qui ont besoin de la main d'oeuvre morisque et voient à leur intérêt économique, vont saper le travail de réforme de Ribera et faire obstacle à son programme d'évangélisation.

Progressivement, le ton de l'archevêque change et sa frustration grandit face à l'entêtement de morisques qui refusent obstinément leur salut. Dorénavant, à ses yeux le seul moyen de construire une seule et unique communauté spirituelle et politique – c'est là une nouvelle dimension que Ribera exploite sans scrupule auprès du roi – est en les excluant purement et simplement. À partir de ce moment, que l'on situe autour de l'année 1582, il va tout mettre en œuvre pour démontrer au roi, le seul qui puisse décréter et mener à bien l'expulsion des morisques, que tout effort pour les instruire et les convertir est vain et inutile. Pour être convaincant, le consciencieux patriarche de Valence, qui ne veut surtout pas qu'on puisse lui reprocher de ne pas remplir toutes ses obligations pastorales, va être forcé de déployer encore plus de moyens techniques et financiers pour l'évangélisation de ces populations. Paradoxalement, ces initiatives tardives sont parmi celles qui vont avoir le plus de succès, ce qui sera quelque peu problématique pour qui entend démontrer précisément le contraire. Mais Ribera va [End Page 259] saborder ses propres efforts en renvoyant à son clergé un message contradictoire et une image aussi négative que méprisante des nouveaux convertis, notamment à travers la rédaction en 1599 d'un catéchisme plus polémique que didactique.

Au cours de la décennie qui sépare l'accession de Philippe III au trône d'Espagne en 1598 de l'expulsion définitive des morisques en 1609, Juan de Ribera va convaincre le nouveau souverain de la justesse d'une telle décision par des arguments de nature aussi bien économique et politique que théologique. Cependant, si le jeune roi finit par se rendre au point de vue du prélat, c'est finalement plus en raison d'une réorientation générale de la politique intérieure et extérieure de la monarchie que par profonde conviction religieuse. Pour l'archevêque de Valence, par contre, ce moment marquera l'aboutissement et l'accomplissement de toute une vie. Il pouvait accueillir la mort avec le sentiment du devoir accompli.

L'ouvrage que nous livre Katie Harris partage certaines similitudes avec celui de Benjamin Ehlers. Tous deux ont pour centre d'intérêt une ville espagnole, que ce soit Valence ou dans le cas présent Grenade, tous deux ont choisi la religion comme point d'ancrage pour aborder le thème de l'identité locale et tous deux se penchent sur les relations entre chrétiens et musulmans dans l'Espagne moderne. Mais les comparaisons s'arrêtent là. La figure principale du livre de Harris n'est pas un archevêque ou un saint, mais bien la ville de Grenade elle-même avec son lourd passé, son héritage à la fois chrétien et musulman. Emblème de la reconquête espagnole victorieuse mais aussi lieu de la plus longue présence musulmane en terre ibérique, la ville prise par les Rois Catholiques le 1er janvier 1492 devient rapidement un laboratoire pour la (re)construction d'une communauté chrétienne idéale, un modèle de réforme catholique dès avant même la tenue du Concile de Trente et l'implantation de ses décrets.

L'événement qui est au cœur de cette étude sérieuse et rigoureuse est la découverte en 1588 d'un véritable « gisement » de reliques, supposément enfouies lors de l'invasion arabe et qui refont surface après la libération de la ville. Ces ossements, qui auraient appartenus aux premiers martyrs chrétiens de Grenade, sont accompagnés quelques années plus tard par la mise à jour de textes écrits dans ce qui semble être de l'arabe et gravés sur des tablettes de plomb, connus sous le nom de plomos, censés témoigner de la survivance d'une communauté chrétienne durant l'occupation arabe. Sujet de controverse dès leur apparition, la légitimité et l'authenticité de ces documents sont constamment remises en question jusqu'à ce qu'ils soient officiellement déclarés faux par le pape près d'un siècle plus tard, en 1682. Selon Katie Harris, au lieu de simplement falsifier le passé, les plomos vont littéralement refonder l'histoire de la ville en créant des liens matériels et spirituels avec un passé chrétien mythique, transformant du coup des siècles de domination musulmane en une simple parenthèse historique. Pour les Grenadins, la révélation de l'existence de ces reliques permet la constitution d'une réelle « communauté imaginée » (pour reprendre l'expression de Benedict Anderson), unie par la foi. Les plomos deviennent alors le lieu où se construit leur identité civique, le signe tangible qui, en donnant à la ville ses [End Page 260] propres saints martyrs, corrige le passé en remplissant les trous d'une période floue où documents et registres de la présence chrétienne font gravement défaut.

En guise d'introduction, Harris brosse un tableau complet du contexte politique, social et religieux de Grenade, à la fois très fluide et rempli de tensions, portant une attention toute particulière à sa communauté morisque qui est à l'origine de l'invention des plomos, conçus comme une tentative de rapprochement et de réconciliation avec la population chrétienne de la ville. Elle examine ensuite en détail les différentes réactions à l'apparition des plomos, tant de la part de leurs plus ardents défenseurs que de leurs détracteurs les plus acharnés, l'auteur démontre admirablement le processus d'appropriation et de transformation qui fait de ces précieuses reliques un des fondements de la Grenade chrétienne. Un des acteurs principaux de cette prodigieuse supercherie, ou plus exactement son maître d'œuvre, son metteur en scène, sera l'archevêque Pedro de Castro qui mènera tout au long de sa résidence une campagne inlassable auprès des autorités royales et religieuses pour faire reconnaître, envers et contre tous, la validité des reliques du Sacromonte (nom donné à la colline adjacente à la ville où elles ont été trouvées).

Tout au long du livre, Harris explique comment une nouvelle identité civique s'est forgée, comment un nouveau récit du passé – et du présent – grenadin s'est constitué, avec toujours en filigrane la continuité de la foi chrétienne comme principe directeur. Pour ce faire, elle a recours à un large éventail de sources imprimées, manuscrites et picturales qui lui permettent de voir la question sous plusieurs angles. Ainsi, elle navigue avec plus ou moins de bonheur et d'aisance entre analyse des écrits des érudits locaux de la fin du XVIe et de la premiè re moitié du XVIIe siècle, où elle se montre assurément la plus convaincante, et description des festivités annuelles commémorant la prise de la ville par Ferdinand et Isabelle, où sa démonstration emporte moins l'adhésion. Toutefois, là où elle fait le plus preuve d'imagination c'est dans l'intérêt qu'elle porte à la dévotion populaire aux plomos, au culte de l'Immaculée Conception et des saints locaux qui en ont découlé, ainsi qu'à la production de cartes de la ville et de ses environs représentant le chemin menant au Sacromonte, qui devient au fil des ans le centre religieux de Grenade, le cœur de sa géographie sacrée. [End Page 261]

Guy Lazure
University of Windsor

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