Le Lyrisme d’Eustache Deschamps: entre poésie et pragmatisme by Karin Becker (review)

En resituant Eustache Deschamps parmi les précurseurs de la basoche, Karin Becker fait la synthèse de deux aspects marquant l’œuvre du poète, ainsi que sa tonalité: la verve juridique et le conseil, dont il est un champion; et le comique, agrémentant ses pointes et ses prétendus tourments. Nous parcourons avec elle une part importante de l’œuvre qui cumule des recommandations de tous ordres pour le bien–être profane de son public. C’est ainsi qu’elle aborde sous l’angle de la ‘littérature pragmatique’ qui prolifère à l’époque les thématiques des sept cents ‘balades de moralitez’ qui ont fait la renommée du vertusien depuis leur publication à la fin du dix–neuvième siècle (essentiellement parce qu’elles tranchaient avec la production poétique en formes fixes de leur siècle), ainsi que le Miroir de Mariage, une Lettre de Ottroy, et divers poèmes de voyage et de senescence. Nourri à l’heure où ces ‘écrits didactiques […] visent à fournir aux hommes un secours concret dans tous les domaines de la vie courante’ (p. 24), Deschamps s’offre comme un adaptateur hors pair des arts mécaniques, ensemble de disciplines techniques à mi–chemin entre les arts libéraux et la science, qu’il considère avec un intérêt certain, voire qu’il valorise. Becker envisage plusieurs champs d’application, tous illustrés par des textes qu’elle aborde brièvement: le droit et la Charte de fumeux, le Testament par esbatement ou la Farce de Maistre Trubert et d’Antrongnart, la médecine et un Notable enseignement pour continuer santé en corps d’omme complété d’un vaste corpus de pièces portant sur la diététique ou sur la table. Dans sa pratique, le poète s’improvise ‘expert’ sur le fond et sur la forme. En effet, si la volonté didactique et le discours pragmatique conduisent le propos, ils s’adaptent aux cadres fixes de la ballade et du chant royal, dont l’œuvre contient toute une gamme de schémas rimiques et de variations strophiques, en empruntant à la rhétorique du procès judiciaire ses tours et ses contours. Becker envisage le ‘droit formel’ (p. 222) humanisé par l’ouverture de la matière poétique comme une forme de lyrisme savant. En cela, elle sacrifie à l’usage galvaudé du terme ‘lyrisme’ qui devrait, dans ce contexte, être redéfini. Mais par ailleurs, cette expertise autorise, par glissement, le poète à s’afficher, non par sa subjectivité mais par son individualité, sous le masque d’une persona dolente et grotesque tour à tour, ou tout à la fois, caractéristique des poésies de l’infortune dont il enrichit la tradition. Du soin apporté aux autres, ou du moins de son intention, à l’exhibition de ses heurs et malheurs, le poète se positionne en reflet, en repoussoir, ou en compagnon de vie.