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  • Espaces:Transports, croisements, traversées dans Fuir de Jean-Philippe Toussaint
  • Alina Cherry

Fuir, c'est tracer une ligne, des lignes, toute une cartographie.

—Gilles Deleuze, Claire Parnet, Dialogues

Dans son roman Fuir, Jean-Philippe Toussaint nous propose une variation sur le thème du voyage dans une version infiniment moderne: les avions, les motos, les téléphones portables y figurent.1 Si l'on est tenté d'envisager le livre sous l'angle d'une méditation sur le mouvement et la célérité, étant donné la convergence textuelle de tous ces moyens de transport rapide, cette perspective est davantage encouragée par un élément péritextuel liminaire: le titre. En effet, dès les premières pages, Fuir s'impose comme un livre à allure accélérée, voire frénétique, un roman où les événements s'agencent sur le mode de la vitesse et du mouvement. En quelques dizaines d'heures, le protagoniste anonyme, qui fait aussi fonction de narrateur, traverse le monde en se servant de tous les moyens de transport à sa disposition: avion, train, motocyclette, voiture, bateau.

Cependant, au fur et à mesure que la lecture du livre avance, on y décèle des changements de vitesse, des ralentissements temporaires, une oscillation rythmique qui va du mouvement le plus effréné à l'immobilité. Ce bercement est cadencé par l'alternance des espaces traversés: Shanghai, Pékin, Paris, l'île d'Elbe. En choisissant le terme "espace" pour désigner ces lieux de passage ou de séjour, nous adoptons la perspective de Michel de Certeau qui, en posant la distinction entre lieu et espace, affirme qu'"il y a espace dès qu'on prend en considération des vecteurs de direction, des quantités de vitesse et la variable de temps. L'espace est un croisement de mobiles. Il [End Page 143] est en quelque sorte animé par l'ensemble des mouvements qui s'y déploient."2 Notre approche sera donc guidée par la présence du mouvement en tant que dénominateur commun qui établit une certaine cohérence entre tous ces endroits hétéroclites. En reliant divers points de départ et d'arrivée, les déplacements du narrateur animent un réseau géographique complexe, une sorte de carte personnalisée où s'inscrivent non seulement les voyages d'une existence, mais également les transformations psychiques et affectives que subit l'être humain en mouvement, sous l'influence de l'environnement et de différents contacts interhumains.

Si l'idée d'espace est indissociable de la présence du mouvement, cette connexité est d'autant plus pertinente que les différentes manifestations du mouvement modèlent la perception même de l'espace. L'appréhension sensorielle de l'espace est influencée, par exemple, par le mode selon lequel il est parcouru, qu'il s'agisse de courts déplacements à pied ou de longs trajets impliquant des moyens de transport variés. Ces moyens de transport se distinguent, à leur tour, par divers degrés de vitesse qui influent sur la perception du temps et de l'espace. En outre, l'espace en tant que donnée purement objective, déterminée par des coordonnées géographiques, s'enrichit d'une dimension affective que lui confère l'être humain qui le parcourt et l'observe. Notre analyse de l'espace géographique s'accompagnera par conséquent d'une réflexion sur l'affectivité des personnages. Il faut enfin tenir compte d'un troisième espace, celui du texte littéraire lui-même, qui subit certaines modifications dont plusieurs changements de focalisation qui perturbent la logique du récit. Notre but sera d'explorer la dynamique complexe qu'engendre la traversée de l'espace chez l'être humain, à la lumière de l'interaction constante entre les espaces géographique, affectif et textuel.

Divisé en trois parties de longueur plus ou moins égale, le roman nous plonge tour à tour dans trois univers distincts: Shanghai, Pékin et Portoferraio, la ville principale de l'île d'Elbe. Le roman débute à l'aéroport de Shanghai o...

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