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  • Reconstitutions d'un journalSur Edouard Levé
  • Luigi Magno

Avant de tenter une lecture descriptive et prospective à la fois de quelques livres d'Edouard Levé, un mot d'abord concernant les œuvres qui retiennent ici notre attention. La réception de l'œuvre de Levé montre combien la majorité de ses livres font l'objet d'intérêt de plusieurs disciplines à la fois. Peintre, photographe et écrivain, Edouard Levé a fait paraître des livres au statut générique indéfini. Littérature ou plutôt art conceptuel? Fictions protocolaires ou bien livres d'artiste? Catalogues ou séries de fragments? Ce type de questionnement, disons-le tout de suite, se révèle plutôt stérile, car les disciplines convoquées dans cette œuvre composite ne peuvent pas fonctionner par cloisons étanches. Il est important, au contraire, de remarquer qu'il s'agit de véritables ovni, objets verbaux non identifiables,1 devant lesquels on manque d'un mode de saisie approprié, donc de critères de jugements qui nous conviennent et que les poétiques ambiantes seraient en mesure de nous fournir. A partir de ce constat nous allons restreindre notre analyse à deux livres essentiellement, Reconstitutions et Journal, en essayant de contribuer à une mise au point des questions théoriques qui se trouvent ici soulevées.

Les travaux d'Edouard Levé ont été découverts en 2003 à l'occasion d'une exposition photo à la galerie Loevenbruck de Paris, où sont affichées certaines séries d'images qui réapparaissent, la même année, dans son ouvrage intitulé Reconstitutions. Ce livre, publié chez Philéas Fogg et réédité en 2008 par les éditions Nicolas Chaudun, fait suite aux deux premiers livres sortis en 2002, respectivement Œuvres (P.O.L) et Angoisse (Philéas Fogg). Le premier se présente sous forme de liste où se trouvent fichés 533 projets d'œuvres à réaliser, et se [End Page 257] donne à lire comme "un travail littéraire" plus que comme un "programme de travail" ou un "catalogue raisonné par anticipation."2 Et si certains projets décrits ont trouvé une réalisation (comme le livre Amérique3 ou la section "Pornographie" des Reconstitutions), ce travail reste néanmoins ancré dans une dimension fictionnelle, c'est-à-dire purement langagière ("pur langage"4). Angoisse, nom d'un village méconnu de Dordogne, présente au contraire une physionomie plus classique et ressemble à un catalogue photographique où, à travers un surinvestissement du mot angoisse, des images de lieux fort anonymes prennent une connotation dysphorique à travers la polysémie angoisse / Angoisse qui crée un court-circuit entre nos images mentales du concept d'angoisse et les images idiotes du village, et se concrétise dans des légendes comme "église d'angoisse," "bar d'angoisse." 5 Dans ces deux premiers livres on voit se mettre en place certaines formes prodromiques du travail qui suivra et qui sera généralement fondé sur la révélation de réalités non immédiatement percevables, d'oxymores, ou d'un dynamisme d'attraction-distance entre des stéréotypes ou des images mentales d'une part et des images photo ou des textes d'autre part, ou encore, plus simplement, entre une image photographique et sa légende. Le but visé semble avoir toutefois changé: du jeu linguistique sur les homonymies, qui alimente une réception certainement ludique, on passe à un travail dont la portée se révèle éminemment critique.

Reconstitutions est un catalogue photographique en cinq parties assez homogènes dans le principe qui les structure mais plutôt différentes dans les enjeux de chacune. La méthode de travail, sur laquelle Levé s'explique abondamment dans un auto-entretien,6 est celle de la reconstitution, c'est-à-dire de la reproduction d'objets déjà existants, donc production d'"étiquettes,"7 notamment la fabrication d'images qui sont des "doubles" non ressemblants d'une ou de plusieurs images ambiantes. Même si ce protocole connaît des exceptions dans l'œuvre, il ne faut en aucun cas négliger le lien nécessaire entre ce qui est produit et l'objet qui...

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