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  • Aphorismes de quelque chose de l'amour (Cioran, Godard)
  • Elodie Laügt

[Errata]

Il nous faut le cinéma, et pour les mots qui restent dans la gorge, et pour désensevelir la vérité.1

Rien ne s'explique, rien n'est prouvé, tout se voit.2

De tous les genres littéraires dans lesquels Godard aura puisé les "phrases" dont il constelle ses films, il n'est sans doute pas du tout étonnant de trouver l'aphorisme, tant celui-ci se prête tout particulièrement à la citation. Enoncé autosuffisant, l'aphorisme vise à l'expression d'une vérité universelle. "Comme son nom l'indique,—écrit Derrida— l'aphorisme sépare, il marque la dissociation (apo), il termine, délimite, arrête (orizô). Il met fin en séparant, il sépare pour finir—et définir."3 Sa forme brève en accentue souvent le caractère tranchant: il dit, d'un trait tendu et pour les mettre à jour, ce qu'il en est des choses et ce qu'elles sont. L'efficacité qui le caractérise en a fait l'attrait pour un certain nombre d'auteurs français et francophones du XXe siècle, au nombre desquels Cioran. Ainsi, ce dernier écrit: "Ne cultivent l'aphorisme que ceux qui ont connu la peur au milieu des mots, cette peur de crouler avec tous les mots."4 L'aphorisme se substitue à la démonstration et à la discursivité. Il coupe court au discours et à l'explication. C'est peut-être ce qui fait également son attrait pour Godard quand celui-ci déclare:

C'est d'ailleurs ce que j'aime en général au cinéma, une saturation de signes magnifiques qui baignent dans la lumière de leur absence d'explication.5

Le rapprochement effectué ici entre Godard et Cioran n'est pas fortuit, puisque le réalisateur de la Nouvelle Vague aura souvent cité le philosophe. Godard rend ainsi hommage à Cioran dans Histoire(s) du [End Page 167] cinéma: "Et cet enfoiré de Cioran. Rien de ce que nous savons ne reste sans expiation. Nous payons chèrement tôt ou tard n'importe quel courage de la pensée ou indiscrétion de l'esprit."6 Mais c'est dans Eloge de l'amour (2001) que la pensée cioranienne est particulièrement présente. Ainsi, on trouve trois aphorismes issus de Syllogismes de l'amertume (1952), recueil de propositions mêlant réflexions philosophiques et autres commentaires sur la vie, la mort, la musique, l'histoire, l'amour, etc. Cioran se livre à la construction d'un système de choc des idées dans la trajectoire nihiliste ouverte par Nietzsche.

La question que je me pose est donc celle de la fonction et du devenir de l'aphorisme cioranien dans le film de Godard, et ce à la jonction de deux perspectives sur l'œuvres du cinéaste: d'une part, celle adoptée par Jacques Rancière qui met en lumière l'"affinité particulière"7 qu'entretient le cinéma avec l'esthétique romantique, quand la "puissance 'esthétique' du cinéma" est un mode de représentation, c'est-à-dire de répartition du sensible, dont Godard se sert pour "construire un continuum" ou "monde commun" à partir de la fragmentation et au montage d'images ou de phrases8; et d'autre part, la perspective développée par Leslie Hill qui montre, à partir de l'analyse des liens entre l'œuvres filmique de Godard et la conception blanchotienne du neutre, comment la pratique de la citation permet au cinéaste d'explorer la dimension spectrale de l'image et la manière dont elle soulève la question de la responsabilité.9 Ces deux approches, pour différentes qu'elles soient, s'originent dans l'analyse du Romantisme tel qu'il était défini par le groupe d'Iéna à l'aube du XIXe siècle, comme "m[ise] en jeu d'un autre 'modèle' de l"œuvres'" dont le fragment est "le genre . . . par excellence," et à partir duquel la littérature prend en charge la question de sa propre définition et de...

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