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  • Ils cachent plus qu'ils ne montrentautour du cinéma des frères Dardenne
  • Jean-Benoît Gabriel

Evoquer, dans une ombre exprès, l'objet tu,par des mots allusifs, jamais directs,se réduisant à du silence égal,comporte tentative proche de créer (. . .)

Stéphane Mallarmé

Les cinéastes contemporains s'évertuent, chacun à leur manière, à cacher plus qu'à montrer. Wong Kar-Waï cache les visages et fait taire les voix, David Lynch efface les liens logiques et brouille les pistes, Alejandro González Iñárritu fragmente les séquences dans l'espace et le temps, Gus Van Sant laisse sortir du champ le sujet filmé et éclate les points de vue. Parmi eux, Luc et Jean-Pierre Dardenne font figure d'exemple: depuis leurs quatre derniers films de fiction, à ce jour—La Promesse, Rosetta, Le Fils et L'Enfant, ils utilisent des procédés d'occultation variés hérités de leur expérience documentaire. Leurs films de fiction présentent ainsi un réel énigmatique, insaisissable.

Cet effet esthétique, on le trouve également en littérature, chez les auteurs dits "postmodernes." Marc Gontard explique, en effet, que "la postmodernité naît de la prise de conscience de la complexité et du désordre (. . .),"1 dans les sciences, mais également dans le champ politique et philosophique et que, partant, elle "se fonde sur une réalité discontinue, fragmentée, archipélique, modulaire où la seule temporalité est celle de l'instant présent, où le sujet lui-même décentré découvre l'altérité à soi (. . .)."2 Les œuvres d'Annie Ernaux et Jean-Philippe Toussaint ou Hélène Lenoir qui s'inscrivent dans cette définition, partagent, avec le cinéma des frères Dardenne, cette intention commune que l'on qualifiera donc de "postmoderne." Il nous a [End Page 227] dès lors paru opportun de proposer une analyse comparée des procédés cinématographiques des uns et littéraires des autres nés de cette intention.

Fragmenter les lieux, les corps et les voix

Dans son ouvrage, publié sous le titre, par ailleurs éloquent, Au dos de nos images, Luc Dardenne pointe la question capitale qui fonde cet article:

"(. . .) nous poser la seule question qui contient toutes les autres: où mettre la caméra? C'est-à-dire: qu'est-ce que je montre? C'est-à-dire: qu'est-ce que je cache? Cacher, c'est sans doute le plus essentiel."3

Ce souci de cacher, avec la caméra, inspiré par une remarque d'André Bazin sur Renoir, sera poussé plus loin encore, comme une consigne pour les films à venir: "aller jusqu'à cacher l'image elle-même."4

Une première caractéristique propre au cinéma des frères Dardenne, c'est le cadrage serré sur le personnage. Filmer de près revient à supprimer tout ce qui entoure. Le personnage se déplace, d'un lieu à un autre, et le cadrage ne nous permet pas de savoir où il va, puisque notre champ de vision est réduit à son visage (de face et souvent de dos, comme nous le verrons). On ne peut que deviner des fragments de décor. Si le lieu n'est pas indifférent—une cité industrielle en déclin—il n'est pas l'essentiel, c'est le personnage qui compte. Le spectateur voit le visage déterminé de Rosetta, mais il se demande: où court-elle?

Se méfier des paysages industriels qui étouffent les visages, les corps. Ne pas filmer des décors.5

Cette mise en garde semble répondre à l'injonction de Robert Bresson:

Que tes fonds (boulevards, places, jardins publics, métropolitain) n'absorbent pas les visages que tu y appliques.6

Filmer en gros plans successifs, c'est fragmenter le corps également. C'est rendre chaque partie indépendante et empêcher la vision d'ensemble, le geste de la compréhension en somme, au sens littéral du [End Page 228] terme. Le premier plan-séquence de Rosetta en est un bon exemple: Rosetta est filmée en gros plan, de dos, dans un long travelling, avant qu'elle ne se...

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