University of Toronto Press
Francois Giroux and France Daigle - Portrait d'auteure @ France Daigle - Francophonies d'Amerique 17 Francophonies d'Amerique 17 (2004) 79-86

Portrait d'auteure @ France Daigle

étudiant à la maîtrise en littérature
Faculté des arts et des sciences sociales
Université de Moncton

France Daigle est une auteure acadienne de Moncton. Depuis 1983, elle a produit onze romans en plus de signer quelques pièces de théâtre qui ont été jouées, mais non publiées. Elle a gagné plusieurs prix dans son milieu: Pascal-Poirier en 1991 pour l'ensemble de son œuvre; Éloize et Antonine Maillet/Acadie Vie en 1998 ainsi que France-Acadie en 1999 pour Pas pire; Éloize en 2002 pour Un fin passage.

L'entretien qui suit a été réalisé à sa résidence le 15 juillet 2003, dans un salon dont les larges fenêtres surplombent une partie de Moncton, Dieppe et la rivière Petitcodiac qui servent de toile de fond à la plupart de ses romans.

FA- France Daigle, ceux qui ont parcouru l'ensemble de votre œuvre sont frappés par la structure ludique de plusieurs de vos textes. S'agit-il pour vous véritablement d'un jeu?

FD- Mes romans représentent des trames dont chaque fil correspond à un thème différent. Il s'agit pour moi de tisser ces fils à travers l'histoire en les mélangeant de telle sorte que, passée une première impression de confusion, tout tombe en place. Cette façon de construire mes textes me vient du cinéma. Pendant un moment, je me suis intéressée à l'écriture cinématographique, mais je n'ai jamais pu faire aboutir un scénario devant les caméras. C'est un art trop soumis à des contraintes d'efficacité, de coûts, de limites matérielles. Moi, j'ai besoin de liberté pour créer. Mais cette expérience infructueuse a quand même eu un effet sur mon écriture littéraire. C'est sûr que je m'amuse en construisant mes romans de la sorte et en utilisant un fil conducteur particulier, comme une revue de l'actualité dans 1953, l'astrologie dans Pas pire, les jours de la semaine dans Un fin passage, le yi king dans Petites difficultés d'existence. Mais ça représente aussi la base de ma création. Je ne pourrais pas faire autrement.

Cela dit, ce travail sur le texte ne m'empêche pas de laisser une large part à l'intuition. Une fois que le cadre est déterminé, mes personnages s'y activent à leur façon et arrivent toujours à me surprendre; je ne peux jamais prédire ce qu'ils vont trouver.

FA- Une autre particularité que l'on retrouve, mais seulement dans vos huit premiers romans si l'on fait exception des courts dialogues dans Film d'amour et de dépendance, c'est l'absence de toute oralité. Pourquoi avez-vous attendu à Pas pire pour faire parler vos personnages?

FD- Il pourrait s'agir d'une évolution naturelle chez moi. Mais je crois que j'ai été un peu paralysée par l'écriture de dialogues à cause de la langue d'ici. Quand j'ai pensé à devenir écrivain, je n'ai jamais voulu utiliser le chiac ni aspiré à le faire1 . Autant j'ai aimé lire La Sagouine2 , autant je ne me voyais pas dans ce niveau de français; ce n'est pas comme ça que je voulais écrire. Et pour le chiac, spontanément, il n'en était pas plus question. Mais un jour, on m'a offert d'écrire une pièce de théâtre, et [End Page 79] là, j'ai dû créer des échanges entre mes personnages. Je me suis alors rendu compte que j'aime écrire des dialogues et que pour faire vivre des personnages d'ici, ça n'a aucun sens de les faire parler en français standard; ce serait à la fois une tromperie et une perte de couleur locale. La langue dépasse ce qu'elle dit et reflète tout l'esprit du lieu où elle se déploie. Avec l'ajout des échanges parlés, mes personnages sont devenus aussitôt mieux découpés.

Dans Pas pire, on commence à retrouver des dialogues; malgré ma gêne, le chiac s'y est pointé le nez. Maintenant, je me sens à l'aise de l'écrire, tout en restant inquiète d'en faire la promotion. Je ne veux pas juger si c'est bon ou pas, mais je crois qu'il y a des limites. Le chiac est musical jusqu'à un certain point au-delà duquel ce n'est plus tout à fait beau ni tout à fait français; ça peut même en devenir plutôt triste. J'avoue toutefois que c'est un peu subjectif; ce qui pour moi représente une belle phrase en chiac reste quand même mon opinion personnelle.

FA- Le chiac de vos romans s'est attiré de nombreux commentaires favorables quant à son réalisme et à sa beauté. Pourtant, dans Petites difficultés d'existence, l'Acadienne Carmen, l'un des principaux personnages, déclare: «C'est pas beau un enfant qui parle chiac3 ». S'agit-il là d'un doute qui vous habite?

FD- Cette réplique, je l'ai entendue comme telle d'une jeune mariée qui parlait chiac et qui prévoyait un jour avoir des enfants. Selon elle, il n'y a pas de problème à ce que les adultes l'utilisent, mais pas les tout jeunes. Je suis d'accord avec elle. Les enfants dégagent une sorte de pureté et le chiac n'est pas caractéristique de cette innocence. Et puis, si on n'apprend pas le français lorsqu'on est jeune, quand va-t-on l'apprendre? Mais je trouve cette question difficile, même dans un milieu où l'anglais est très présent, parce qu'à force de reprendre l'enfant sur son parler, on brise la spontanéité de son expression. Il faut doser nos interventions, encourager les jeunes, les exposer au français sans devenir fanatique de la rectitude de la langue.

FA- Avez-vous l'impression que, par vos œuvres et votre travail sur le parler acadien, vous contribuez à une réécriture de cette langue, que vous lui fournissez un apport esthétique essentiel à sa survie et à son développement?

FD- Je n'ai pas conscience de le faire, mais quelquefois, en écrivant, je me demande comment, linguistiquement, on devrait dire telle chose pour qu'elle soit acceptable. Je fais cet exercice et, jusqu'ici, les résultats ne sont pas si bêtes. Par exemple, lorsque les verbes en chiac se terminent par er, comme dans watcher la tv, le problème est qu'ils peuvent être lus en prononçant le er, ce qui donne phonétiquement watcheur; alors, dans le roman actuellement sur ma table de travail, j'ai établi une sorte de règle de grammaire statuant que ces verbes anglais se termineront plutôt par un é pour les couper un peu de leur langue d'origine, une sorte de règle du chiac si l'on veut. Pour vraiment transcrire la langue, il faut inventer de nouvelles façons de la lire et de la comprendre. C'est amusant, mais je ne pense pas que le chiac va devenir une langue ayant sa grammaire. À un moment, je me suis même dit que je n'utiliserais plus le chiac, car c'est trop fatigant de se poser toujours des questions sur la façon de l'écrire. C'est satisfaisant sur certains côtés; sur d'autres, ça devient un vrai casse-tête. Avec le livre actuellement en chantier, je me donne des libertés qui n'existent nulle part, qui ne satisfont aux règles ni de l'une ni de l'autre langue, et qui en créent de nouvelles en quelque sorte, sans aspirer à faire du chiac une langue, seulement en tentant de le transcrire littérairement.

FA- La France occupe une grande place dans vos romans: la revue de l'actualité de 1953 s'y attarde souvent; dans Pas pire, la protagoniste se rend à Paris; Un fin passage se déroule en France. Qu'est-ce qui explique cette prédilection? [End Page 80]

FD- Je suis très tournée vers la France. Mon père aimait beaucoup ce pays; ma sœur a épousé un Français; elle-même est devenue Française; ils viennent souvent avec leurs trois enfants et nous apportent des livres. Donc cette culture est très présente dans ma vie. Plus que le Québec. Pourtant, la culture québécoise peut être enrichissante. Mais sans ignorer cette province voisine, ma source demeure la France. Elle me permet tout à la fois de m'identifier à elle et de m'en différencier. Avec le Québec, le contraste n'est peut-être pas aussi grand. Mise à part sa réflexion plus poussée sur son histoire et son identité nationale, il nous ressemble par le réflexe de survivance, par l'américanité. J'ai envie d'aller chercher plutôt du pas tout à fait comme nous; et ça adonne que c'est avec la France que je trouve ça.

FA- Vous êtes allée en France?

FD- Oui, et je ne suis pas tombée en pâmoison devant tout ce que j'y ai vu. Même qu'à un moment donné, j'étais très contente de revenir ici parce que c'était pesant, trop rigide comme structure sociale, trop différent comme mentalité. Mais ce que l'on rencontre de la France dans mes romans, ce sont probablement les aspects qui m'intéressent le plus.

FA- On vous retrouve, France Daigle, sous les traits de la protagoniste de 1953, Bébé M., et vous y faites remonter votre goût de l'écriture jusque dans le ventre de votre mère. Dans la réalité, comment s'est développé cet intérêt à devenir romancière?

FD- Jeune, je ne pensais pas à ça. Ma famille valorisait le fait de bien parler, mais presque plus encore celui de bien écrire, ce qui m'est venu très naturellement, sans effort. Mon père me disait que si je savais bien écrire, je trouverais presque à coup sûr un bon travail, car ce n'était pas tout le monde qui connaissait bien son français. Je me rends compte aujourd'hui que c'est vrai.

L'écriture m'est venue aussi par la chanson. Dans les années 1960-1970, Bob Dylan, Leonard Cohen, les chansonniers français, tout ce monde-là rendait l'écriture attirante, mais je ne me croyais pas capable d'écrire des chansons, ce qui est la chose que j'imagine encore la plus difficile à faire. C'est presque exclusivement par la chanson, et non par les romans, que j'ai développé mon goût pour l'écriture. J'ai commencé à composer de la poésie qui boitait un peu entre Dylan et Cohen; les autres formes d'écrit ne m'intéressaient pas, peut-être parce que ça représentait alors pour moi un travail beaucoup trop considérable. Avec mes études universitaires en littérature, j'ai évolué un peu. Tranquillement, en ajoutant des couches à un premier noyau poétique, je suis arrivée au roman. Je n'avais pas une vision de l'histoire à écrire; j'explorais et découvrais à mesure que j'avançais.

Puis il y a eu le premier, Sans jamais parler du vent. Les gens appelaient ça de la poésie, mais pour moi, c'était un roman. Le manuscrit original était très épais, avec beaucoup de répétitions, pour ne pas dire des incantations. Pour moi, tout cela était nécessaire et je l'aurais publié comme tel. À un moment donné, je me suis rendu compte par moi-même que ce qui me semblait intéressant ne l'était peut-être pas nécessairement pour les lecteurs, et j'ai extrait l'essentiel de ma brique. Après cette expérience, je savais que je n'avais pas besoin d'écrire 500 pages pour produire un roman. Et ce qui a été le plus déterminant pour mon avenir, ce fut de réaliser que j'avais pu commencer un livre et le terminer. Trop souvent, on rencontre du monde qui rêve d'écrire, mais sans jamais se lancer vraiment ou finir ce qu'ils ont entrepris.

FA- Vous êtes écrivaine dans un milieu minoritaire francophone, publiant maintenant au Québec, tout en demeurant en Acadie. Vous avez choisi le roman, réaliste, acadien, à l'écart de l'histoire et du folklore, au style léger mais dense dans le propos. [End Page 81] Comment en êtes-vous arrivée à faire ces choix qui vous placent dans un créneau particulier du champ littéraire?

FD- Tout ça est venu plutôt naturellement. Avant même de publier, j'ai délaissé la poésie parce que ça ne m'amusait pas tellement. Probablement figée dans une vision un peu trop solennelle de la poésie- un cliché je l'admets -, je ne me sentais pas assez de latitude dans ce genre. Je ne connais pas les règles du roman et je m'amuse à les inventer; si ça se tient, c'est l'essentiel et, jusqu'à maintenant, tout s'est bien déroulé.

Quant à la question de vivre ici, c'est toujours problématique, que l'on soit écrivain ou non. On se pose souvent la question de savoir si on ne préférerait pas un milieu plus francophone pour se reposer de la lutte constante des minoritaires ou pour mieux assurer sa propre langue. Je peux imaginer que ça peut être intéressant durant un bout de temps. Mais malgré les difficultés de vivre à Moncton, je crois que c'est encore l'endroit où je me sens le mieux. Les Éditions d'Acadie ont fermé leurs portes il y a quelques années et j'ai alors dû me trouver un autre éditeur. J'ai donc soumis le manuscrit de Un fin passage à quelques maisons d'édition au Québec et même en France. Finalement, j'ai conclu une entente avec Boréal, à Montréal. Mais il n'est pas question pour moi d'y déménager.

FA- Votre œuvre comporte une dimension autobiographique: La Beauté de l'affaire, par son sous-titre- Fiction autobiographique à plusieurs voix sur son rapport tortueux au langage; 1953, avecvos premiers moments de vie; et Pas pire, par le Dieppe de votre enfance. Qu'est-ce qui vous a attiré par ce genre romanesque, celui de l'autofiction?

FD- C'est sûr qu'il y a là une démarche intime; j'avais le goût d'écrire sur ces aspects de ma vie. Mais en même temps, ça m'a permis de mieux ancrer mes histoires dans le réel, au niveau du vécu. Je crois qu'il est naturel pour un écrivain de mêler à la fiction des tranches d'événements véridiques qu'il a recueillis. Cela dit, il est difficile pour le lecteur de discerner le vrai du moins vrai; de toute façon, ce n'est pas là le but de l'exercice.

FA- Vous aviez déjà une expérience de journaliste quelques années avant de publier votre premier roman, en 1983. Quelle influence a eu cette carrière sur votre travail d'écriture?

FD- Lorsque jour après jour tu lis le plus de nouvelles possible afin d'en choisir certaines pour tes bulletins, ton esprit devient encore plus imprégné par le milieu. Ici en Atlantique, comme partout ailleurs, il y a toutes sortes d'événements de la vie, petits et grands, politiques ou non. Parfois, je ramène même à la maison des articles qui ne méritent pas d'être entendus en ondes, mais qui peuvent par contre rentrer facilement dans un roman. Remarquez que j'aurais pu tout aussi bien récolter ces faits sans être rédactrice de nouvelles radio; disons que je suis dans une position privilégiée pour le faire. Cela dit, je ne crois pas qu'il serait possible de retracer les événements que j'ai utilisés dans mes livres. J'y ai plutôt puisé une certaine inspiration, un ton, une mentalité, qui font partie de l'univers monctonien. Et il faut bien dire qu'au total, ce travail de journaliste nourrit beaucoup plus mon portefeuille que mes romans.

FA- Est-ce que la conciliation entre ces deux carrières a été difficile? Je pense entre autres à la dimension des premiers romans, jusqu'à Pas pire, qui ne faisaient pas 100 pages ou, si oui, avec une mise en page très aérée ou un format réduit?

FD- Au début, le fait de travailler et d'écrire en même temps explique en partie le petit format de mes premiers romans; mon propre développement en tant qu'écrivain est un autre facteur qui a joué. Par la suite, j'ai obtenu de Radio-Canada en Atlantique plusieurs congés et, vraiment, la longueur d'un livre est souvent un peu conditionnée [End Page 82] par le temps que tu as. J'ai pu écrire La vraie vie en trois mois; j'avais une idée assez claire de ce roman et du temps requis pour le compléter. Pour 1953, j'avais un an. Pour Petites difficultés d'existence, j'ai eu deux périodes de six mois entrecoupées par un retour au travail de six mois, ce qui m'a un peu perturbée dans la suite de mes idées. C'est sûr que si j'avais le même revenu que présentement sans avoir besoin d'un emploi, ce serait le paradis. Le travail permet de financer les moments où je peux me consacrer exclusivement à l'écriture.

Ce que je trouve aussi très difficile, c'est lorsque l'on reçoit des prix ou lorsque l'on est invité à prononcer des conférences. J'en suis flattée, mais parler de soi en tant que romancière et être en train d'écrire un roman constituent deux univers tout à fait différents. Lors de ma participation au Festival littéraire international Northrop Frye, ici à Moncton en avril dernier, avec table ronde, visite dans une école, rencontre avec des écrivains, lecture publique, etc., ça m'a pris deux semaines pour me préparer et deux autres pour m'en remettre. Je ne sais pas pourquoi, mais on ne sort pas facilement d'un manuscrit en cours de rédaction et on ne s'y remet pas facilement non plus. Avec ce genre d'engagement, même si tu as six mois pour écrire, ça t'en gruge toujours plus qu'une journée. Six mois, c'est vite passé. Même une année.

FA- Vous avez reçu de bonnes critiques et de nombreux prix en Acadie; vos œuvres sont étudiées par des universitaires; vous vous êtes même imaginée recevant la caution du célèbre Bernard Pivot dans Pas pire. Quelle est l'importance d'une reconnaissance par l'institution littéraire pour l'écrivaine France Daigle?

FD- C'est sûr qu'un auteur ne fait pas des livres pour ensuite les cacher. Ça répond à un besoin personnel, mais on veut aussi que ça touche des lecteurs. Alors, quand on suscite des réactions telles que des prix, des critiques positives, des études sérieuses sur son œuvre, on se dit que nos romans ne sont pas totalement insignifiants, que l'on est sur la bonne piste. Ça rassure un peu tout en encourageant à poursuivre.

On est souvent élogieux à mon endroit et des fois, ça m'énerve parce que j'ai l'impression de ne faire que mon possible. Mais, en même temps, il m'arrive de trouver quelques mots dans une critique ou une étude qui me permettent de prendre conscience de tout ce que je peux apporter aux gens. Je pense à l'ancien joueur de tennis américain Arthur Ashe, un Noir; il disait que ses premières victoires dans des tournois l'ont vraiment aidé en lui prouvant qu'il pouvait bien jouer. Plus il gagnait, plus il avait confiance en ses moyens. Je crois que c'est un peu comme ça pour moi; je suis devenue de plus en plus confiante dans mes moyens et lorsqu'on m'encourage, ça me pousse à aller plus loin. Des fois, on se restreint par pudeur, individuelle ou collective; mais en faisant valider son cheminement, on fonce un peu plus.

FA- Par votre association avec une maison d'édition québécoise, vous devez vous attendre à élargir encore plus le cercle de votre réception?

FD- À vrai dire, j'avais déjà publié La vraie vie au Québec en pensant que ça donnerait ce genre de résultat. Les médias se sont un peu plus intéressés à moi, mais ça n'a pas donné grand-chose au niveau du public. Avec Boréal cette fois-ci, c'est une maison qui met bien en évidence ses livres et ses auteurs; ça sera peut-être mieux. Les Québécois ne sont pas portés à lire ce qui vient d'ailleurs au Canada. Mais jusqu'ici, je suis un peu surprise de voir que ça dépasse ça. J'ai l'impression que dans mon cas, tout se bâtit petit à petit, sans faire de grosses vagues.

FA- À l'exemple des littératures émergentes, la littérature d'Acadie a beaucoup parlé de son histoire, de son folklore, tout en voulant affirmer sa langue propre. On ne peut pas dire que vous vous êtes identifiée avec ce courant idéologique et nationaliste, bien que vous ayez abordé l'image du feu qui a marqué la Déportation des Acadiens [End Page 83] dans Histoire de la maison qui brûle, parlé de la lutte du quotidien L'Évangéline4 pour sa survie dans 1953, fait allusion à une force révolutionnaire qui peut «passe[r] même inaperçu[e]5 » dans Pas pire, et mis en valeur le parler vernaculaire du sud-est francophone du Nouveau-Brunswick dans vos derniers romans. Comment vous situez-vous par rapport aux efforts d'affirmation et de développement du peuple acadien?

FD- C'est quelque chose qui me tient à cœur, mais je trouve parfois que toute cette question frôle un peu le fanatisme. Le seul reflet quasiment qu'un Anglais a des Acadiens, c'est leur chialage; ce n'est pas nécessairement bon. Il faudrait peut-être doser nos affaires et produire autre chose que seulement des réclamations. Je ne veux pas être enfermée dans l'Acadie; je veux vivre mon acadianité à ma façon et je me réserve le droit de ne pas faire partie de certaines choses si ça ne me tente pas ou si je trouve que ça n'a pas de sens. Il y a ceux qu'on entend toujours, qui défendent nos droits et ça en prend; mais il y en a d'autres qui vivent leur identité de façon plus posée. Pourtant, ils envoient leurs enfants à l'école francophone et les encouragent à apprendre notre langue. Ils ne brandissent pas des drapeaux, mais ils sont tout aussi importants que ceux qui le font. Je crois d'ailleurs que mes personnages reflètent ça.

FA- À l'image du dynamisme économique de Moncton, vos romans présentent des modèles d'entrepreneurship: transformation d'«un de ces terrains vagues du centre-ville en un espace vert, agréable et séduisant pour petits et grands6 » dans La Beauté de l'affaire; revalorisation touristique de la rivière Petitcodiac dans Pas pire; restauration d'un vieil édifice en lofts et en centre culturel dans Petites difficultés d'existence. D'où vient cette dimension sociale dans vos romans?

FD- Je ne suis pas une personne militante dans des mouvements sociaux. Mais ça ne m'empêche pas d'avoir un grand intérêt pour toutes les questions qu'ils soulèvent. La plupart de ces projets que l'on retrouve dans mes romans sont le fruit de personnages tout simples qui ont décidé de faire quelque chose dans leur milieu. C'est ma façon littéraire de contribuer à des causes. Selon moi, le rôle social de l'écrivain dépasse même ces exemples d'entrepreneurship. Il a aussi le devoir de transcender la réalité par fabulation pour brasser les fausses certitudes que l'on a et qui nous enferment.

FA- En terminant, vous avez un roman présentement en chantier. Est-ce qu'il s'inscrit dans la lignée de vos derniers?

FD- Oui, et on y retrouvera encore Terry et Carmen avec leurs enfants. Ils sont si attachants que je ne veux pas bouder ce plaisir que j'ai de les suivre à nouveau à Moncton. Il y aura aussi une foule de sujets variés qui seront abordés; ce sera presque l'équivalent d'une petit cours de culture générale, mais présenté simplement. Il s'agira d'ailleurs de mon roman le plus volumineux. Déjà dans Pas pire, j'avais parlé du chiffre douze qui, multiplié par lui-même, représente la plénitude, la perfection. Mais je trouvais le produit obtenu, 144, un peu court. Cette fois, j'irai plus loin avec douze au cube, soit 1728 unités qui, regroupées par thèmes, distribuées à travers le récit, donneront au roman sa structure particulière. Je me suis donnée un an et demi pour le mener à terme et je suis déjà assez avancée. [End Page 84]

Notes

1. Le chiac est le parler vernaculaire du sud-est du Nouveau-Brunswick; il s'agit d'un français transformé par l'anglais aux niveaux morphologique, phonique, syntaxique et lexical.

2. Antonine Maillet, La Sagouine, [s.l.], Leméac, 1971, 106p.

3. France Daigle, Petites difficultés d'existence, p.144.

4. Ce journal a disparu en 1982.

5. France Daigle, Pas pire, p.148.

6. France Daigle, La Beauté de l'affaire, p.17.

Publications de France Daigle

Sans jamais parler du vent. Roman de crainte et d'espoir que la mort arrive à temps, Moncton, Éditions d'Acadie, 1983, 141p.

Film d'amour et de dépendance, Moncton, Éditions d'Acadie, 1984, 119p.

Histoire de la maison qui brûle. Vaguement suivi d'un dernier regard sur la maison qui brûle, Moncton, Éditions d'Acadie, 1985, 107p.

«Variations en B et K», La Nouvelle Barre du jour, no 168, 1985. p.1-44.

«De l'avant-texte ou du texte dans tous ses états», La Nouvelle Barre du jour, no182, 1986, p.1-58.

L'été avant la mort, (avec Hélène Harbec), Montréal, Éditions du Remue-ménage, 1986, 77p.

La Beauté de l'affaire. Fiction autobiographique à plusieurs voix sur son rapport tortueux au langage, Moncton, Éditions d'Acadie; Outremont, NBJ, 1991, 57p.

La vraie vie, Montréal, l'Hexagone; Moncton, Éditions d'Acadie, 1993, 75p.

1953, chronique d'une naissance annoncée, Moncton, Éditions d'Acadie, 1995, 167p.

Pas pire, Moncton, Éditions d'Acadie, 1998, 171p.

Un fin passage, Montréal, Boréal, 2001, 130p.

Petites difficultés d'existence, Montréal, Boréal, 2002, 191p.

«Une petite place», «Cherchez l'imposture», «Simulacre» [poèmes], Dalhousie French Studies, vol.62, (printemps) 2003, p.9-11.

Bibliographie des ouvrages critiques des Œuvres de france daigle

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Boehringer, Monika (2003), «Une "fiction autobiographique à plusieurs voix": 1953 de France Daigle», Revue de l'Université de Moncton, vol.34, nos 1-2, p.107-128. [End Page 85]

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