University of Toronto Press
Francois Giroux - Semiologie du personnage autofictif dans Pas pire de France Daigle - Francophonies d'Amerique 17 Francophonies d'Amerique 17 (2004) 45-54

Sémiologie Du Personnage Autofictif Dans Pas Pire De France Daigle

Université de Moncton

Pas pire, le roman de France Daigle, constitue un bel exemple d'une tendance apparue dès les débuts de la période d'émergence de la littérature acadienne, celle du mélange de l'autobiographie et de la fiction. En 1962, dans On a mangé la dune, Antonine Maillet utilisait déjà ce genre en se masquant sous les traits de sa jeune protagoniste de 8 ans, Radi1 , sans frontière précise entre le réellement vécu de son enfance et ce que son invention y avait ajouté. C'est ce que l'on appelle un personnage autofictif. L'une des variantes de cette procédure consiste en un auteur à la fois personnage et narrateur d'une histoire où sa vie et son imaginaire s'entremêlent.

Dans Pas pire, France Daigle, l'auteure, narre elle-même l'histoire sous son nom véritable. Sa protagoniste est France Daigle, également identifiée sous ce nom. De plus, cette protagoniste va jusqu'à avouer dans le roman les caractères tant véridiques que fictifs de son propre personnage: «ce côté autobiographique m'embête un peu. J'aurais préféré l'éviter, mais je n'ai pu faire autrement. Je ne sais pas pourquoi, mais je ne voulais pas, je ne pouvais pas cacher le vrai, dans un personnage fictif, bien que cela me gêne de me dévoiler ainsi» 2 (p.154). Il s'agit donc d'un cas on ne peut plus clair de personnage autofictif. L'examen de ce cas pourrait nous fournir un éclairage très intimiste sur la démarche créatrice, voire personnelle, de l'auteure.

Notre hypothèse de travail est que le côté imaginaire du personnage autofictif permet à l'auteure de Pas pire d'y compléter une dynamique que le seul contenu authentique de sa vie n'aurait su pousser aussi loin. En conséquence, il nous faut départager au moins approximativement le vrai du faux dans le personnage autofictif, cerner le mouvement qui anime celui-ci dans l'histoire et qualifier l'apport du fictif à son fonctionnement.

L'angle d'analyse abordé ici sera celui de la caractérisation du personnage autofictif, constitué à la fois de la narratrice et de la protagoniste. La méthode utilisée s'inspire de la théorie sur le statut sémiologique du personnage, développée par Philippe Hamon (1977). Elle repose sur l'assertion que le personnage constitue en lui-même un signe concret, porteur d'une signification abstraite. Hamon se concentre sur la construction théorique du personnage, sur le fonctionnement du texte à son niveau. La littéralité de cette unité personnage, sa stricte conformité d'interprétation selon son énoncé, doit primer sur tout point de vue culturel et esthétique. Comme il ne nous est pas possible dans notre court travail de tout recenser ni de tout manipuler, nous n'étudierons [End Page 45] ici qu'un seul trait de l'étiquette sémantique du personnage autofictif de Pas pire. Il s'agit de l'agoraphobie, qui se démarque par son importance quantitative - elle est le propos central du discours et des préoccupations de la protagoniste dans trois des quatre parties du roman - et par le fait qu'elle constitue la cible centrale de l'intrigue, le personnage autofictif devant chercher à la surmonter lors d'une occasion très spéciale: une entrevue télévisée à Paris, qui l'oblige à quitter son monde familier et sécurisant. Nous comparerons ensuite cet élément au faisceau de traits de certains autres personnages. Nous construirons ainsi des axes de sens dont l'examen permettra de discerner la dynamique motivant la narratrice et activant la protagoniste tout au long du roman.

Cette approche sémiologique s'attardera donc à la détermination du personnage autofictif par l'une de ses caractéristiques particulières, par le projet d'action qui l'anime et la réalisation qui en découle, ainsi que par la transformation de France Daigle en cours de roman. Le fonctionnement de ce personnage à l'intérieur du texte nous permettra également de relever et d'interpréter plus efficacement le métatexte qui habite le roman. Dans notre analyse, nous prendrons soin de départager le réel de l'imaginaire, du moins sommairement, afin de pouvoir mesurer l'importance de la contribution du fictif à la dynamique du personnage.

Construction du trait agoraphobique

Le personnage autofictif de Pas pire souffre d'agoraphobie. C'est au début de la deuxième partie du roman, en relatant une visite chez son amie Marie Surette, que la narratrice informe le lecteur de son trouble nerveux, une réalité dans le quotidien de l'auteure. Le texte apporte peu à peu des précisions sur la nature et les conséquences de cette phobie: France «ne p[eut] aucunement tolérer les grands espaces» (p.54); elle ne se déplace qu'en auto, «même pour aller au petit magasin» (p.85), tout en évitant la grosse circulation et les sorties à l'extérieur de Dieppe et de Moncton, ne fût-ce que pour aller aussi proche que dans la vallée de Memramcook ou à Shédiac. À la mer, elle évite de se baigner à marée basse, la plage se révélant alors un espace trop grand; elle se sent mal dans les grandes bibliothèques et les «librairies à étages». La narratrice décrit également les symptômes d'une crise: «Le cœur me débat, mes jambes sont molles pis j'ai de la misère à respirer. [...] On dirait que je pourrais m'évanouir ou virer folle» (p.58). Elle rajoute un peu plus loin: «Ça qu'est tannant, c'est qu'une crise peut quasiment m'arriver n'importe quand, chaque fois qu'y a une distance à traverser» (p.60).

La lutte de la narratrice-protagoniste contre son agoraphobie se concentre autour de deux objectifs. À une échelle réduite, c'est de réussir à se rendre en auto à la source d'eau qui se trouve à une quinzaine de minutes de chez elle: «Le pire c'est que j'arrête pas d'y penser [...], mais je m'en sens pas capable, pis ça me chavire. [...] Une vraie folie!» (p.64). À une échelle plus grande, c'est de se rendre à Paris pour y participer à l'émission littéraire télévisée Bouillon de culture, ce qui constitue un élément inventé par l'auteure. En recevant l'invitation, la première réaction de France est enthousiaste: «Un germe de reconnaissance comme ça, après tant d'années. [...] Et ce serait comme une seconde naissance, tout aussi importante, sinon plus, que la première» (p.50). Mais peu après, en visite chez Marie, on sent qu'elle recule. Son amie résumera alors, par son insistance, toute l'importance que revêt une reconnaissance pour l'Acadie, surtout dans la perspective d'une validation de l'art acadien par Paris, le centre même de l'espace littéraire francophone: [End Page 46]

- Tu vas y aller quand même, j'espère.

- [...]

Elle me regarda dans le blanc des yeux.

- Y faut que tu y alles. Tu peux pas nous faire ça.

- [...]

- Penses-y pas. Tu vas y aller. Y a sûrement une manière.

(p.66)

Si la protagoniste n'ose pas répondre franchement à son amie, elle se confiera pourtant un peu plus tard à Camil Gaudain: «ce voyage-là, en France, m'excite pas beaucoup[:...] j'suis agoraphobe» (p. 107).

France Daigle ne réussira pas à se rendre seule à la source, non loin de chez elle, du moins pas durant le roman. Elle nous relate plutôt ses efforts infructueux et se met alors à philosopher: «[l']erreur, c'est peut-être de vouloir aller trop vite, ou d'en vouloir trop, tout simplement» (p.90). Elle va même jusqu'à remettre en question ses ambitions: «Accepter de ne pas pouvoir aller plus loin. M'en contenter. Être fière d'être rendue là» (p.103).

Mais la protagoniste-narratrice va relever brillamment un plus grand défi, fictif celui-là: celui d'aller en France pour y répondre aux questions du célèbre Bernard Pivot, par qui passe toute légitimation au sein de l'univers de la littérature francophone. La protagoniste s'y prépare en prévoyant tous les moyens qu'elle pourrait utiliser en voyage pour se sécuriser, au point d'avoir «l'impression de n'être rien d'autre qu'une trousse de survivance ambulante, un paquet de solutions de rechange» (p. 135). Elle réussit donc à se rendre à Paris et y donne une bonne entrevue. Son ami Camil lui confie peu après: «Je trouve que t'es brillante. Sérieusement. J'en reviens pas que tu viens de par chez nous.» (p.158) De retour chez elle, l'ancien premier motard du Dieppe de son enfance, Chuck Bernard, lui téléphone et s'exclame: «Well! C'est great! [...] Pis sais-tu, j'suis manière de proud de toi.» (p. 166) Ce succès semble tellement encourageant que le roman se termine par la perspective d'un nouveau défi pour France: celui de visiter Londres.

En excluant la première partie du roman, qui porte sur les souvenirs d'enfance du personnage autofictif, le thème de l'agoraphobie est mentionné ou évoqué dans près du quart des scènes. Après avoir avoué et expliqué sa névrose au lecteur, notamment par l'intermédiaire du personnage de Marie, la narratrice-protagoniste est confrontée au défi du voyage à Paris, ce qui constituera l'intrigue principale du roman. Impuissante à porter ses cruchons à une source proche de sa maison, France réussira pourtant à se rendre beaucoup plus loin - à Paris - pour obtenir la validation de son talent d'écrivaine. Elle gagne du même coup une manche contre son agoraphobie, trait essentiel de ce personnage autofictif. Mais il faut noter que cette victoire se produit dans un cadre imaginaire, une stratégie de l'auteure.

Un axe de sauvetage : l'agoraphobe et ses personnages-secouristes

Marie Surette est le premier personnage du roman à qui la protagoniste confie son agoraphobie, peu de temps après que la narratrice l'eut mentionnée au lecteur. En motivant la divulgation d'informations sur ce trouble nerveux, Marie constitue un personnage embrayeur. Elle est mère, a son franc-parler, aime le fricot au poulet, connaît [End Page 47] bien l'émission de la télé américaine Saturday Night Live, mélange claustrophobie et agoraphobie, tout cela en contraste avec France. Marie exprime sans retenue son étonnement puis sa peine à l'annonce de cette maladie. Honteuse d'en parler, France reste néanmoins calme face à sa névrose, ce qui lui permet d'ailleurs de nous en fournir une description objective, alors que son amie se trouble facilement: «contrairement à moi, Marie s'émeut de tout» (p.63). Toutes ces oppositions n'empêchent toutefois pas celle-ci d'encourager spontanément France dans son projet d'aller à Paris: «[elle] se réjouit pour moi de toutes les manières possibles, m'avouant qu'elle avait toujours su qu'il finirait par m'arriver quelque chose d'excitant» (p.52). Apprenant le problème de son amie, Marie veut aussitôt l'aider: «Y aurait-ti pas une pilule que tu pourrais prendre?» (p.63). Elle lui conseille de moins penser à son problème et l'encourage à répondre favorablement à l'invitation d'aller en France; en prévision du voyage en avion, Marie lui donne même un flacon d'essence de lavande, un remède pour se détendre, selon elle.

Camil Gaudain, un autre aidant, prend ensuite la relève de Marie. Personnage embrayeur destiné à faciliter la transformation de France, il a aussi la particularité de partager un problème de santé avec elle: il est atteint du sida. Il avouera à France s'intéresser aux écrivains parce qu'ils vivent toujours un problème et que c'est souvent là la cause de leur succès. Camil accepte donc d'accompagner France à Paris. «Flottant discrètement» près d'elle tout au long du voyage, il contribue à la divertir de sa phobie et ainsi à dissiper sa tension nerveuse.

Un axe cinétique : des personnages en changement

L'auteure choisit de placer son personnage autofictif au cœur d'événements les uns véridiques- la description du Dieppe de son enfance en témoigne-, les autres imaginaires- l'aménagement touristique de la Petitcodiac par la compagnie Irving en est l'un des nombreux exemples. Elle l'entoure également d'autres personnages dont on ne peut cependant mesurer l'authenticité et dont les pensées profondément intérieures ne peuvent être qu'imaginées par la narratrice qui les exprime. Certains d'entre eux traversent, à l'image du personnage autofictif, une crise d'adaptation qui les incite à s'actualiser, à exploiter leurs capacités au maximum. Ce cheminement intérieur est, dans Pas pire, multiplié par trois: celui de France, décrit plus haut, ainsi que ceux de Terry et de Hans.

Dès son entrée en scène, la narratrice indique que Terry Thibodeau «croyait que tout le monde se sentait comme lui, un peu seul, jamais tout à fait comme les autres» (p.71), bien qu'il ait été incapable d'expliquer lui-même ce sentiment. Pourtant, il postule, «sans trop y croire», un emploi de guide sur un bateau de tourisme naviguant sur la rivière Petitcodiac. Après avoir obtenu l'emploi, Terry «fut obligé de reconnaître sa propre transformation: il avait un emploi [...] il avait réappris à parler aux gens, qu'il ne dédaignait plus» (p.81). Avant que le roman ne se termine, il connaît l'amour et s'exclame d'un «solide Yeesss!» en apprenant qu'il sera père. Au fil de l'histoire, nous voyons Terry émerger peu à peu de son isolement.

Le personnage de Hans, un Néerlandais, apparaît au début de la troisième partie. Sa démarche semble être tout à l'inverse de celles de Terry, le solitaire, et de France, l'agoraphobe, qui tous deux vont vers l'extérieur d'eux-mêmes. Le cheminement de Hans se rapproche plutôt de celui de l'artiste qui se détache des contingences l'entourant, qui se glisse dans sa coquille afin de mieux se disposer au travail de création. On le voit s'isoler de plus en plus, rentrer en lui. Ainsi, en vouvoyant Élizabeth, une médecin de Moncton en vacances en Grèce, il «savoure» la distance qu'il crée ainsi [End Page 48] avec cette amante, «redoutant le moment» où il commencera à la tutoyer. Au cours de la première conversation entre les deux qui nous est rapportée, Hans la questionne sur les labyrinthes, symboles de la complexité d'un cheminement intérieur vers le centre de soi, lieu de renaissance; le Dictionnaire des symboles de Chevalier et Gheerbrant nous indique d'ailleurs que «[c]'est là, dans cette crypte, que se retrouve l'unité perdue de l'être (1982, p.555)». Hans introduit aussi une image qui deviendra récurrente dans le roman, celle du diamant, évoquant en lui l'idée «du hasard de la lumière et de la richesse» (p. 99). Dès son apparition, cette pensée change sa vie, illuminant son esprit, le reconnectant avec lui-même, ses préoccupations se «fon[dant] en un[e seule]. Tout cela était devenu quelque chose d'autre en lui. Il était devenu. Le devenir avait agi, avait pris place. Comme par miracle» (p.100). La narratrice donne elle- même la signification symbolique du diamant: «Sa limpidité [est...] aptitude à tout contenir et à tout engendrer [...] énergie refoulée, [...] tension entre un élan vers la perfection et la promesse d'une explosion» (p. 101). Cette perfection, Hans l'entrevoit par la contemplation de pierres précieuses, dans son aventure momentanée avec Élizabeth et même jusque dans l'ordre logique qui préside à une opération aussi terre à terre que celle de remplir une valise de voyage.

Hans ira jusqu'à se départir de tout ce qu'il a pour acheter douze petits diamants qu'il garde cachés sur lui, «dans une pochette contre sa poitrine» (p. 136); coïncidence, l'un des passages encyclopédiques du roman nous indique que le chiffre douze «représente [... entre autres] l'accomplissement et le cycle achevé [...] la perfection [...] m[enant] à la plénitude et au paradis, rien de moins» (p. 82). C'est effectivement ce que cherche par la suite Hans, errant à travers le monde, «savourant» l'absence d'objectifs précis, sinon celui de goûter la vie dans toute sa «légèreté» et sa «fragilité». Refusant toute attente, tout désir, afin de mieux goûter le moment présent, il se laisse porter par ce que la narratrice désigne comme étant «un souffle de lumière et de couleur» (p.160). Lorsque le roman se termine, à son arrivée à San Francisco, Hans vient d'acheter un casse-tête de trois mille morceaux représentant un tableau de Bruegel l'Ancien; il se loue une chambre au centre-ville. «Il n'y a plus que neuf petits diamants dans la pochette contre sa poitrine.» (p.169)

Quant à Élizabeth, ses préoccupations sont éloignées de celles de Hans et ne sait que lui répondre sur «La passion? Le désir? La volonté?» (p. 116). Elle se trouve à l'antipode de la démarche de son amant: en vacances, loin de chez elle, elle goûte son aventure amoureuse puis revient dans sa société, à son travail, avec le sentiment d'avoir apprivoisé le déroulement de sa vie: «le temps était redevenu une bonne chose» (p.136). Elle met ainsi en relief la démarche de Hans qui, au moment de leur séparation, réalise le dépouillement qu'il a entrepris dans sa vie et confie à son amante «un long parcours vers l'avant, vers quelque chose dont il ne pouvait avoir connaissance» (p.136).

Le mouvement de ces personnages secondaires accompagne celui du personnage autofictif, ce qui crée une dynamique d'évolution à l'intérieur du roman. Mais ces forces s'exercent dans des directions différentes. À l'agoraphobe qui réussit à franchir en avion le vaste espace séparant le Canada de la France s'oppose Hans qui, en avançant d'avion en avion, de continent en continent, se replie progressivement dans son labyrinthe intérieur; à France Daigle qui se revêt d'une nouvelle assurance par son voyage réussi à Paris s'oppose le Néerlandais qui se dépouille au fil de ses étapes touristiques. À l'Acadien Terry qui sort de son isolement et, conséquemment, rencontre l'amour s'oppose l'amant européen qui ne vit une aventure que pour mieux s'isoler. À Élizabeth qui se réinsère dans sa vie sociale après son aventure s'oppose Hans qui glisse [End Page 49] vers la solitude. Le fonctionnement de ce type d'intrigue, très cinétique chez les personnages, contribue à accentuer la sensation de changements, axe principal autour duquel se développe le personnage autofictif de France Daigle.

Deux autres personnages non humains, l'un visuel (l'escargot) et l'autre textuel (les deltas), contribuent à cette dynamique du mouvement. L'auteure a en effet choisi la figure de l'escargot pour illustrer la couverture du roman et pour marquer systématiquement les changements de paragraphes à l'intérieur des chapitres. À ce mollusque que l'on associe traditionnellement au cycle de la régénération périodique, à la fertilité et la sexualité, l'auteure attribue une nouvelle symbolique: celle de l'agoraphobie. Avec son refuge familier sur le dos, à l'intérieur duquel il peut s'abriter à tout instant, l'escargot peut ainsi traverser toutes ses anxiétés. Dans Pas pire, l'escargot vient accentuer visuellement la série de sorties et de rentrées en soi qui active le groupe de personnages identifiés à l'axe cinétique.

Personnage textuel, les deltas font l'objet de plusieurs insertions savantes. La narratrice fournit la clé d'interprétation de ce symbole lorsqu'elle nous présente le personnage de Carmen Després, future conjointe de Terry Thibodeau. Au cours de son enfance, celle-ci reçoit en cadeau un album sur les deltas. Appuyés à la mer, ces sortes de pieds de fleuve, formés par dépôts d'alluvions, sont décrits par la narratrice comme des «territoires morcelés, qui avaient l'air de s'effriter, mais qui en réalité bâtissaient leurs assises, se consolidaient par le dessous, pour finir, un beau jour, par sortir de l'eau et avancer d'un pas sur la mer» (p.80). La toute jeune Carmen regrette même de «ne pouvoir entrer dans l'image [de l'un des deltas de son album] pour sentir l'air et l'esprit de ces parcours prodigieux» (p.80). La narratrice, par son choix de la figure du delta, conforte ainsi non seulement la sensation d'une progression, mais aussi le thème du passage du désordre à la cohérence.

Métatexte sur l'Acadie

Le fonctionnement du texte, notamment par le trait agoraphobique du personnage autofictif et l'évolution en cours de roman de plusieurs des personnages, laisse transparaître en filigrane ce que l'on pourrait appeler le motif de l'Acadie. En effet, la narratrice semble évoquer le thème du paradis perdu, l'un des grands mythes acadiens, selon le sociologue Jean-Paul Hautecœur (1975). La première partie du livre porte principalement sur son enfance, dont elle rappelle les moments magiques: le «vieux Dieppe», le «Dieppe des champs et des marais tout autour, que nous brûlions systématiquement tous les printemps» (p.9), le «Dieppe[d]esamis d'école», avec les «jeux inventés», le Journal d'Anne Frank et le grenier familial, l'accueillante vieille madame Doucet, les légumes du jardin de madame Pinet, le grand champ de fraises sauvages «juste derrière la maison», les «talles» de bleuets un peu plus loin, le sentier des trois ruisseaux du boisé derrière l'école, la «rootbeer» maison, la tire de madame Babin, les «bonbons à un cent», le magasin général de Hard Time Gallant, le «diggage» de «lêches» et les pétroliers Irving remontant la rivière Petitcodiac. Tous ces beaux souvenirs ressassés ne sont pas sans parallèle avec ceux encore bien vivants de l'Acadie idéalisée d'avant la déportation, ceux de l'Évangéline de Longfellow:

«Au couchant, au midi, jusqu'au loin dans la plaine,
On voyait des vergers et des bosquets d'ormeaux.
Ici, le lin berçait ses frêles chalumeaux,
Là, le blé jaunissant, ses tiges plus actives [...]3 .
Et c'était au milieu de ces champs en culture [End Page 50]
Que s'élevait le bourg. [...]4
En paix avec le ciel, en paix avec le monde,
C'est ainsi que vivait, dans sa terre féconde,
Le fermier de Grand-Pré5 .

Un peu plus loin, la narratrice raconte un rêve qui revient souvent dans son sommeil, celui où, bébé naissant dans son «petit lit d'hôpital», elle éprouve «chaleur et bonheur» sous les caresses de mains bienveillantes. Elle lui oppose aussitôt un autre rêve récurrent, mais déplaisant celui-là: en marchant dans la ville, elle ressent une «envahissante douleur» aux jambes, au point de ne pouvoir avancer ou même de ne se tenir debout que péniblement et en rassemblant toute sa détermination. Elle ajoute: «je suis toujours surprise de me réveiller dans un corps non souffrant. Mais la trace de cette douleur ne s'efface jamais complètement dans mon esprit» (p.44). Le personnage autofictif passe, à un niveau onirique, de la douceur de ses souvenirs de bébé à la douleur de sa vie actuelle. Il est à noter qu'en présentant ces deux rêves contrastés, la narratrice avertit le lecteur que ceux-ci «constituent [...] des points de repère susceptibles de nous éclairer» (p. 43). Ce passage sur les rêves représente donc un renforcement de l'image du paradis perdu, celui de l'enfance de France Daigle, mais placé ici en opposition à un sentiment de malaise éprouvé dans le temps présent, celui de l'agoraphobie. D'ailleurs, au début de la deuxième partie du livre, la narratrice-protagoniste établit un lien entre son enfance et sa maladie: France explique que, plus jeune, lors de voyages, elle reliait ses malaises, qu'elle n'associait pas encore avec la peur, au fait qu'elle s'éloignait physiquement et psychologiquement de son entourage d'enfance (p.54), son paysage familier d'alors au-delà duquel s'accroît l'anxiété du contact avec un monde étranger.

La narratrice partage également avec le lecteur des souvenirs plus sombres sur sa ville natale, ceux du Dieppe de la «catastrophe», du Débarquement d'août 1942 dans le Dieppe d'une France occupée lors de la Deuxième Guerre mondiale: «Je parle des entrailles de Dieppe, de l'odeur de l'échec, du complexe du héros et du fonctionnement délirant de nos forces et de nos faiblesses» (p. 33). Ces impressions du passé laissent deviner une certaine filiation avec LA catastrophe acadienne, celle de la déportation de 1755, celle d'une Acadie occupée par les Anglais, quelques années après la guerre de la Succession d'Autriche et à la veille de la guerre de Sept Ans.

Le thème de l'Acadie se devine également dans les termes que le personnage autofictif utilise pour décrire son agoraphobie: on entend alors parler d'adversité, de division, d'affaiblissement, d'invasion, de décolonisation, d'affranchissement et de territoire. Ainsi, à la première mention de son trouble nerveux dans le texte, la narratrice explique que, dans cet état, «on vire souvent de bord, presque chaque fois qu'on n'arrive pas à se défendre dans l'adversité» (p.50), ajoutant que «le délire est à la racine d'un problème complexe de relation au monde» (p.59). Une autre insertion du genre souligne que «toute peur de l'environnement mène inexorablement à une forme de dépérissement ou d'enfermement, quand ce n'est pas carrément à une sorte d'esclavage» (p.68). Peu après avoir annoncé à Marie son invitation à aller à Paris, la narratrice dit se sentir «divisée [...], affaiblie, envahie» (p.85), parlant de la nécessité pour elle de se «décoloniser», de «s'affranchir». C'est à Camil Gaudain qu'elle confie: «des fois ça serait plus simple si j'étais juste normale» (p.158), et Camil de répondre: «Ah, nous autres les Acadiens, on a ben de la misère quand on se distingue. C'est comme si on avait peur de briller» (p.158). Incapable de réussir à se rendre en auto jusqu'à une source d'eau, France tente de se raisonner en se disant qu'il faut [End Page 51] s'accepter tel que l'on est, ce sur quoi elle ajoute: «Être fière d'être rendue là où j'étais rendue et laisser les autres, nos fils et nos filles, prendre le relais et agrandir le territoire à leur manière» (p.103).

Il est intéressant de noter que l'un des défis que se donne France dans sa lutte contre sa phobie, c'est de se rendre par elle-même jusqu'à une source, symbole par excellence de l'origine. La première partie du roman fait très bien ressortir une source d'origine à laquelle le personnage autofictif se rattache: il s'agit de celle de son enfance, voire de son rêve du petit lit d'hôpital où, bébé, on la caresse. Mais une source encore plus ancienne se dessine progressivement en surimpression: celle du territoire ancestral, réduit à presque rien et qu'il faut agrandir peu à peu, patiemment. France s'avance encore plus sur ce thème lorsqu'elle se demande quoi dire à l'émission Bouillon de culture:

Que la mort, ou tout au moins l'inexistence, est inscrite dans nos gènes? Que tout repose dans la manière, dans l'art de s'y faire? Que tout est affaire de légitimité? Légitimité de ce que nous sommes aux yeux du monde et à nos propres yeux. [...] Remonter le cours de l'histoire, descendre dans l'inconscient à la recherche de fondements, d'explications, de justifications, d'interprétations de sa propre existence dans des lieux où il n'y a parfois aucune autre manière d'être, d'exister, de voir et d'être vu, reconnu.
(p.107)

Mais le contact avec Paris n'apportera pas toute la reconnaissance de cette légitimité, du moins pas au niveau de la rue où France et Camil, avec leur parler, passent pour des touristes américains: «- C'est étrange. C'est comme si y nous entendaient pas. [...] - Tu crois qu'on a de l'air si pire que ça?» (p.146). Presque au même moment, Terry vit une expérience semblable sur la Petitcodiac, lors d'un échange avec un écrivain français au cours duquel chacun a de la difficulté à comprendre le parler de l'autre, entretien qui se conclut ainsi: «- Pardonnez-moi, je n'ai pas retenu votre nom. - Terry. - Thierry?» (p.152).

L'histoire de l'Acadie parsème les échanges entre Terry et Carmen lors de leurs fréquentations: le volet sur la vie des Acadiens, de leur arrivée dans la région jusqu'à leur déportation, présenté sur le bateau touristique qui remonte la Petitcodiac; la couleur des vêtements des Acadiennes d'alors; la découverte d'un vieux cimetière acadien; le monument à la mémoire des premiers colons du Coude; les chicanes entre ceux-ci pour les meilleures terres du coin, avant même l'arrivée des Anglais.

Les liens entre l'agoraphobie et la vision que l'auteure a de l'Acadie deviennent très forts lors de l'entrevue télévisée à Paris. Par une spectaculaire mise en abyme, le roman met en scène un Bernard Pivot fictif interrogeant l'auteure réelle de Pas pire à l'intérieur même du roman. Ce processus induit une métalecture, le lecteur étant ainsi stimulé à s'interroger sur sa propre lecture en regard de l'interprétation qu'en donne tant le personnage-lecteur Pivot que la protagoniste autofictive. France lui affirme alors que «toute maladie est une révolution» (p.147). Elle précise que ce type de révolution, pas toujours sanglante et visible, est en fait «une réaction d'inadaptation» à son environnement. Ne sachant plus si elle parle des agoraphobes ou des Acadiens, le lecteur l'entend, pour ainsi dire, ajouter: «Que nous ayons encore la force et la spécificité de réagir, voilà qui est étonnant, et réjouissant» (p.148). Par la suite, Pivot pousse la protagoniste à se situer comme Acadienne: «Alors ce sens du détachement, ce sixième sens acadien, vous ne l'avez pas non plus?» Se référant à son hésitation à [End Page 52] s'affirmer, manifestée précédemment dans le roman, elle se décide devant l'animateur français et répond se sentir devenir plutôt «fossile», c'est-à-dire emplie d'une émotion violente face à son environnement, telle une poignée de terre qui, jusque-là s'enracinant calmement et de façon détachée dans les couches du temps, se durcirait tout à coup comme une poignée de diamants.

La symbolique que crée l'auteure autour du diamant est toutefois un peu difficile à saisir. Pour elle, cette pierre précieuse évoque la pétrification et l'émotion violente. Cette association semble douteuse. La pétrification produit un durcissement; appliquée aux émotions, cette dureté suscite plus un détachement ou, à l'autre extrême, un refoulement, et non une violence de sentiments. L'image qui pourrait être associée à la pétrification serait plutôt celle de l'immobilité, qu'elle soit sereine ou contrainte. En fait ni un diamant ni un cœur pétrifié ne peuvent exploser en émotion, quelle qu'elle soit.

Conclusion

Le personnage autofictif de Pas pire, par son trait caractéristique principal, familiarise le lecteur avec l'agoraphobie. Mais il fait aussi beaucoup plus. Il permet à l'auteure de tracer un parallèle entre cette anxiété face à un environnement jugé adverse et l'angoisse face à une Acadie «envahie, divisée» et «affaiblie». Le personnage autofictif laisse entendre que tout comme pour l'agoraphobe, l'Acadie a tendance à se renfermer dans sa coquille et à dépérir. Mais il suggère aussi au lecteur une dimension salvatrice à cette maladie: l'allergie à certains aspects négatifs d'un milieu de vie peut engendrer une volonté de maîtriser ces difficultés. France Daigle, Terry Thibodeau et Hans le Néerlandais évoluent dans ce sens, chacun à leur manière. Pour France l'agoraphobe, cette démarche passe par une reconnaissance de son état par Marie, Camil, Pivot, la télévision française et les lecteurs du roman. Dans le cas de France l'Acadienne, la démarche est la même: faire reconnaître la «[l]égitimité de ce que nous sommes aux yeux du monde et à nos propres yeux»(p.107).

Seule avec ce que l'iconographie du livre nous porte à appeler le complexe de l'escargot - l'agoraphobie - et seule dans ses efforts pour se rendre à une source de la région, le personnage autobiographique aurait présenté une tranche réaliste de sa vie, mais limitée dans sa portée. L'adjonction d'une dimension fictive à cette narratrice- protagoniste agrandit son rayonnement au point d'y inclure une réflexion sur la question de l'identité acadienne en mal de reconnaissance et de légitimation. L'invitation imaginaire à l'émission de Bernard Pivot et l'entrevue fictive qui en découle permettent de construire un pont symbolique entre l'agoraphobie de France Daigle et celle vécue par l'Acadie elle-même. Enfin, la superposition des efforts d'actualisation des personnages fictifs de Terry et de Hans à ceux de France contribue à faire de Pas pire un roman de mouvement, de progression. Bref, le fictif permet ici à l'autobiographique de se dépasser et d'atteindre plus efficacement un autre niveau de discours, celui de la nation. [End Page 53]

Notes

1. Antonine Maillet affirme que «On a mangé la dune était très autobiographique». Voir Desalvo, 1998, p. 16.

2. Les références au roman de France Daigle, Pas pire [Moncton, Éditions d'Acadie, 1998, 171 pages], seront ainsi indiquées entre parenthèses.

3. Voir Longfellow, 1988, p. 5.

4. Ibid., p.6.

5. Ibid., p. 11.

Bibliographie

Daigle, France (1998), Pas pire, Moncton, Éditions d'Acadie, 171 p.

Chevalier, Jean et Alain Gheerbrant (1982), Dictionnaire des symboles: mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, éd. rev. et augm., Paris, Laffont/Jupiter, «Bouquins», xxii, 1060p.

Desalvo, Jean-Luc (1998), «Entretien avec Antonine Maillet», dans Études francophones, vol. XIII, no 1 (printemps), p. 5-18.

Hamon, Philippe (1977), «Pour un statut sémiologique du personnage», dans Roland Bartheset al., Poétique du récit, [Paris], Éditions du Seuil, p. 115-180.

Hautecœur, Jean-Paul (1975), L'Acadie du discours. Pour une sociologie de la culture acadienne, Québec, Presses de l'Université Laval, 351 p.

Longfellow, Henry Wadsworth (1988), Évangéline. Conte d'Acadie, trad. libre par Pamphile Le May, Montréal, Éditions de l'Alternative, «Acadie», xx, 125p.



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