University of Toronto Press
Marianne Cormier - Finalites justes ou attentes demesurees? Le debat autour de l'ecole en milieu minoritaire - Francophonies d'Amerique 17 Francophonies d'Amerique 17 (2004) 55-63

Finalités justes ou attentes eémesurées?

Le débat autour de l'école en milieu minoritaire

Université de Moncton

Les communautés minoritaires francophones du Canada ont beaucoup lutté pour obtenir le droit d'avoir et de gérer leurs propres écoles homogènes françaises. Cet énorme effort, qui a porté fruit et permis l'établissement de nombreuses écoles ces dernières années, souligne l'importance qu'accordent ces communautés à une école dans leur langue. On note que l'obtention d'écoles françaises est un outil primordial pour lutter contre l'assimilation galopante au sein de ces communautés et un moyen d'assurer non seulement la survie de ces dernières, mais aussi leur épanouissement.

Pour ce faire, l'école de la minorité doit se différencier de celle de la majorité en se donnant des finalités qui seront en mesure de répondre à ses besoins particuliers. L'établissement de finalités propres à la communauté minoritaire soulève toutefois un débat à savoir si cette institution sociale a la capacité d'y répondre. En effet, on dénote un contraste entre un discours fataliste, qui prévoit la mort imminente et irréversible de cette minorité, et un discours proactif, qui exige un plan d'action énergique pour renverser la tendance à l'assimilation en utilisant surtout l'école.

Ainsi, nous ferons l'analyse du débat portant sur les capacités de l'école de la minorité à répondre aux besoins de celle-ci en examinant d'abord le discours fataliste puis le discours proactif. Nous effectuerons ensuite une étude plus approfondie des divers éléments qui influent sur la situation. C'est ainsi que nous en arriverons à présenter l'hypothèse de l'école considérée comme balancier compensateur par rapport à la réalité sociale (Landry et Allard, 1990). Cette hypothèse est soutenue empiriquement, mais elle est quand même critiquée. Nous présenterons donc certaines limites qui s'imposent à cette institution sociale: le questionnement relatif à sa capacité d'offrir un refuge contre le milieu social, l'hétérogénéité de sa clientèle, sa difficulté de répondre au complexe de minoritaire, la fatigue de ses acteurs et ses maigres ressources.

À la suite de l'énumération des risques et des limites, nous présenterons finalement les pistes de la pédagogie spécifique au milieu minoritaire. En effet, les chercheurs semblent accorder de plus en plus d'importance à cette pédagogie, puisque ce sont, comme le dit Gérin-Lajoie (2002), les enseignants qui côtoient les jeunes sur une base quotidienne. Cette proximité et cette fréquence de contact soulignent l'importance de l'impact des enseignants, et de leur pédagogie, sur la possibilité qui s'offre à l'école de répondre à ses finalités.

Les finalités de l'éducation en milieu minoritaire

Au Canada, la minorité francophone vivant à l'extérieur du Québec a subi les influences d'une idéologie homogénéisante et assimilatrice pendant de longues années (Martel et Villeneuve, 1995). Certaines lois provinciales allaient jusqu'à interdire l'enseignement du français (Martel, 1993). Mais, à la suite de nombreuses luttes [End Page 55] menées par les minorités, la vision assimilatrice a graduellement basculé vers une idéologie dualiste que l'enchâssement de l'article 23 dans la Charte canadienne des droits et libertés en 1982 est venu confirmer (Martel, 1993).

L'article 23 de la Charte accorde aux parents le droit à des écoles homogènes françaises pour leurs enfants ainsi que le droit de gestion de ces dernières (Foucher, 1999). Par cet article, le gouvernement du Canada a voulu non seulement maintenir les deux langues officielles du pays, et leurs cultures, mais aussi en favoriser l'épanouissement. Si l'enchâssement de l'article 23 dans la Charte est le résultat de compromis politiques (Proulx, 1989; Foucher, 1999), il dénote néanmoins une volonté politique de reconnaître aux minorités francophones le droit à leurs écoles homogènes. Toutefois, malgré cette volonté, les parents des minorités francophones ont dû lutter et fréquemment passer à des actions juridiques (Foucher, 1999; Martel, 2001). Les décisions rendues dans les affaires Mahé (1990) et Arsenault-Cameron (2000) sont les décisions clés qui ont donné un cadre interprétatif pour l'application de l'article23.

Selon le juge en chef Dickson, l'article 23 vise «à maintenir les deux langues officielles du Canada ainsi que les cultures qu'elles représentent et à favoriserl'épanouissement de chacune de ces langues, dans la mesure du possible dans les provinces où elle n'est pas parlée par la majorité» (Mahé [1990]). Dix ans plus tard, la décision Arsenault-Cameron (2000) affirme en plus qu'avec le droit à des écoles homogènes, la communauté est la vraie bénéficiaire de cet article: «En outre, l'école est l'institution la plus importante pour la survie de la minorité linguistique officielle, qui est elle-même un véritable bénéficiaire en vertu de l'art. 23; on n'a pas accordé une importance suffisante à ce facteur» (Arsenault-Cameron [2000]).

Le droit de gestion donne une certaine autonomie à la minorité, qui a ainsi la liberté de définir sa propre mission et les finalités de son école. Contrairement à celles du groupe majoritaire, les finalités du groupe minoritaire accordent une grande importance aux facteurs qui les distinguent de la majorité et qui sont souvent menacés par cette dernière, notamment la langue et la culture.

En effet, en se basant sur l'article 23, divers auteurs ont affirmé le rôle que devait jouer l'école en milieu minoritaire. L'école serait au cœur du maintien et de l'épanouissement de la communauté (Foucher, 1999). Elle permet alors de remédier à l'assimilation de façon proactive en valorisant la vie en milieu minoritaire francophone (Martel, 2001). Elle joue ainsi le rôle de reproduction linguistique et culturelle tout en continuant de transmettre les connaissances. Elle est nécessaire pour la sauvegarde de la langue et de la culture (Gérin-Lajoie, 1997, 1998, 2002). En faisant la promotion de l'identité culturelle francophone, l'école est un outil pour diminuer l'assimilation (Tardif, 1995). L'école devient alors un lieu d'affirmation et d'autodétermination, et son rôle est d'autant plus saillant pour l'épanouissement de la communauté. Martel et Villeneuve (1995) l'expliquent bien: «Plus qu'un simple lieu de transmission de la langue, l'école représente alors pour les minorités une institution sociale d'importance vitale où se produisent et se reproduisent la culture et l'identité des groupes» (p.393).

Le débat: l'école de la minorité est-elle en mesure de répondre aux finalités qu'on lui donne?

Les statistiques ne sont guère rassurantes pour le milieu francophone minoritaire canadien. En effet, de nombreux auteurs constatent une assimilation et une sous- fécondité inquiétantes chez les minorités (Bernard, 1997; Castonguay, 2001; Couture, 2001; Landry, 2001 et Martel, 2001). Castonguay (2001) présente l'indice du taux de remplacement des générations, qui, pour les francophones vivant à l'extérieur du [End Page 56] Québec serait de 54%, la population minoritaire accusant ainsi un déficit générationnel de 46%. Ce déficit serait attribuable à la sous-fécondité, qui en explique 25%, et à l'assimilation linguistique, qui en explique 21%. En se basant sur ces statistiques, Castonguay (2001) prévoit la disparition prochaine des minorités francophones au Canada. Il conclut que cette disparition est pratiquement un fait accompli.

Couture (2001) se dresse contre cette perspective alarmante et constate que la population francophone des Prairies est restée relativement stable dans les trente dernières années, puisqu'elle comprenait 125210 individus en 1951 et 124291 en 1996. Tout en reconnaissant que ces chiffres bruts sont sans doute dus aux mouvements interprovinciaux et en admettant que l'assimilation et la sous-fécondité continuent à poser de sérieux problèmes, l'auteur déplore ce discours alarmiste et fait plutôt appel à l'étude de la résistance à l'assimilation qu'à l'étude de l'assimilation. Selon lui, «[c]ertaines études, comme celles de Charles Castonguay, ne rendent pas justice à la complexité de cette résistance et contribuent même d'une certaine façon à créer une identité négative et sans espoir qui, paradoxalement, favorise peut-être l'assimilation» (Couture, 2001, p.16).

Martel (2001) constate également l'assimilation et la sous-natalité inquiétantes chez les minorités francophones du Canada. De plus, elle remarque que ces deux facteurs résultent en une diminution des effectifs scolaires dans les écoles françaises. À son avis, même si l'article 23 accorde aux communautés minoritaires le droit de faire instruire leurs enfants dans leur langue, les chiffres actuels indiquent qu'environ la moitié des parents concernés n'inscrivent pas leurs enfants à l'école française. Elle conclut alors que l'article 23 n'a pas su, dans les vingt ans de son existence, empêcher l'érosion progressive des communautés francophones à l'extérieur du Québec en attirant les enfants des ayants droit à l'école française, afin de contrer l'assimilation et de permettre à la minorité de s'épanouir.

Martel (2001) reconnaît que les énergies dépensées dans les vingt dernières années s'orientaient surtout vers les luttes juridiques pour assurer l'établissement des écoles et leur gestion. Cette étape étant plus ou moins complète, il est maintenant temps d'établir un nouveau schème de référence visant le recrutement des enfants des ayants droit dans le cadre d'un «plan national de récupération» (p.39, en italique dans l'original). De cette façon, la chercheure estime que l'on pourra aller chercher un plus grand pourcentage de l'effectif scolaire cible, soit les enfants de la plupart des ayants droit.

Elle souligne toutefois que l'aménagement de ce plan n'est pas sans obstacles et que ceux-ci se manifesteront sur une base quotidienne. Il faut notamment reconnaître l'importance d'une volonté politique pour mettre le plan en œuvre afin de vraiment «réaliser le plein potentiel» de l'article 23. Ensuite, il faut reconnaître l'importance des professionnels de l'éducation qui seront forcément les vrais leaders de cet aménagement, sans négliger les cellules familiales où, par le biais de la conscientisation, il sera nécessaire de faire connaître l'importance du capital linguistique.

Martel (2001) reconnaît qu'à la suite de nombreuses oppositions avec la majorité, au plan juridique, il faudra réduire le climat de ces affrontements afin d'attirer l'effectif scolaire cible anglodominant. Il faudrait alors sensibiliser la majorité. Par la suite, l'école devra être constamment valorisée et deviendrait, dans son rôle de centre communautaire, le cœur de la communauté. L'auteure reconnaît que l'accueil de l'effectif scolaire cible non francophone engendre de nombreuses craintes chez les parents francophones qui voient ces enfants comme des agents anglicisants à l'école. Il y aurait alors lieu de sécuriser ces parents et de prendre des mesures concrètes pour franciser les non-francophones, telles que la sensibilisation à l'usage du français au foyer, l'installation [End Page 57] de programmes de francisation pour les enfants d'âge préscolaire et la collaboration avec les organismes communautaires pour arrimer les efforts d'intégration de cet effectif scolaire cible.

Les chercheurs Landry et Allard (1987, 1990, 1996, 1997) analysent les enjeux de façon macroscopique pour conclure que l'assimilation pourra être diminuée si l'école et la famille jouent le rôle de balancier compensateur. Ils avancent cet argument au moyen de leur modèle des déterminants du bilinguisme additif et du bilinguisme soustractif, en affirmant d'abord que le bilinguisme et l'assimilation sont le résultat de facteurs sociaux.

Il faut admettre qu'en milieu minoritaire, les individus se voient imposer le bilinguisme pour fonctionner socialement. Si la deuxième langue est acquise sans menace à la première, il s'agit d'un bilinguisme additif. Si toutefois cette deuxième langue menace la rétention de la première, on parle plutôt de bilinguisme soustractif. Inspiré de Lambert, qui a été le premier à définir les concepts de bilinguisme soustractif et de bilinguisme additif, les chercheurs Landry et Allard (1987, 1990, 1996) ont voulu expliquer les déterminants de ces types de bilinguisme avec leur modèle des déterminants du bilinguisme additif et du bilinguisme soustractif. Ce modèle vise à englober les conditions à la fois sociologiques, socio-psychologiques et psychologiques déterminant le type de bilinguisme qui se développera chez les individus d'un milieu quelconque. Nous expliquerons chacun des déterminants proposés.

Sur le plan sociologique, c'est la vitalité ethnolinguistique qui détermine le prestige du groupe et de sa langue. D'abord définie par Giles, Bourhis et Taylor (1977), la vitalité ethnolinguistique est ce qui fait qu'un groupe sera apte à se comporter comme une entité distincte, active et collective dans les situations d'intergroupes. Landry et Allard (1990, 1996) mesurent la vitalité ethnolinguistique selon le capital, soit le capital démographique, économique, culturel et politique. Cette vitalité ethnolinguistique a une influence sur la qualité et la quantité des contacts avec la langue première et la langue seconde. L'ensemble de ces contacts langagiers forme le réseau individuel de contacts langagiers (RICL). Il y a trois types de contacts: les contacts interpersonnels, le soutien éducatif et les médias linguistiques. Le RICL constitue la dimension socio-psychologique du modèle.

Sur le plan psychologique, le facteur de la disposition cognitivo-affective se définit selon un continuum. À une extrémité de ce continuum se trouve l'aspect cognitif où se situent les croyances exocentriques de l'individu par rapport à la vitalité ethnolinguistique de son groupe. On parle alors de vitalité ethnolinguistique subjective, puisque les croyances résultent de la perception de l'individu. Au milieu du continuum figure la dimension cognitive-affective, qui englobe les croyances égocentriques de l'individu. Ces croyances déterminent le niveau de désir d'intégration à la communauté linguistique. Finalement, situé à l'autre bout du continuum, l'aspect affectif définit surtout l'identité ethnolinguistique.

Ce modèle théorique est appuyé par les données de recherche de Landry et Allard (1990, 1996), les chercheurs l'ayant vérifié dans les dix provinces canadiennes ainsi que dans deux États américains: le Maine et la Louisiane. L'étendue territoriale de leur enquête a permis la vérification du modèle dans des collectivités à la vitalité ethnolinguistique plus ou moins prononcée, depuis les communautés ayant une vitalité très forte jusqu'aux communautés ayant une vitalité très faible. Cette forte influence des dimensions sociales mène à la conclusion que le bilinguisme soustractif est pratiquement le résultat d'un déterminisme social. [End Page 58]

Toutefois, ces mêmes auteurs (Landry et Allard, 1987, 1990, 1997) proposent l'hypothèse du balancier compensateur, en réaction à la puissance du milieu sociologique. Selon cette hypothèse, l'école et la famille doivent contrer la lourde influence de la langue seconde dominante dans le milieu socio-institutionnel de la région; ainsi deviendront-elles des lieux de refuge où pourra régner un certain espace francophone.

En effet, le modèle des déterminants du bilinguisme additif et du bilinguisme soustractif de Landry et Allard (1987, 1990, 1996) énonce l'hypothèse (vérifiée empiriquement) que les perceptions et les croyances de l'individu concernant la vitalité ethnolinguistique de sa langue et de sa communauté peuvent l'inciter à valoriser sa langue et à la maintenir même dans des conditions adverses. Or l'école et la famille peuvent contribuer aux croyances et aux perceptions de l'individu.

L'hypothèse du balancier compensateur est appuyée empiriquement par la recherche de Tardif (1995). L'auteure voulait déterminer les facteurs qui influencent le choix de l'école française ou anglaise chez les francophones minoritaires de l'Alberta. Elle a étudié les données démographiques, la dominance linguistique, la confiance langagière, l'appartenance et l'identité, l'importance accordée au français, la vitalité ethnolinguistique et le choix de l'école. L'analyse semble arriver à des résultats relativement positifs quant à ces facteurs chez les jeunes fréquentant l'école française. L'auteure a également effectué 30 entrevues téléphoniques auprès de jeunes ayant quitté ces écoles, pour fins de comparaisons. Elle montre que les jeunes fréquentant l'école française ont le français comme langue d'usage au foyer plus souvent que ceux qui fréquentent l'école anglaise.

Par ailleurs, dans une recherche portant spécifiquement sur l'exogamie, facteur souvent cité comme étant l'une des causes principales de l'assimilation chez les enfants de milieu minoritaire, Landry et Allard (1997) ont également vérifié l'hypothèse du balancier compensateur. Dans cette recherche, les auteurs confirment le lien entre l'exogamie et l'anglodominance en milieu familial. Toutefois, ils constatent que ce n'est pas l'exogamie en soi qui est la cause de l'assimilation. Si le couple exogame choisit de favoriser la «francité familioscolaire» et qu'il réussit à le faire, son choix engendrera un bilinguisme additif chez ses enfants.

Landry et Allard (1999) montrent de façon plus descriptive les enjeux et les actions nécessaires pour que l'école soit en mesure de répondre au défi du balancier compensateur. Ils stipulent que «[l]a vitalité ethnolinguistique subjective est à la base des stratégies identitaires des membres du groupe» (p.413). Pour définir leur identité sociale, les membres d'un groupe quelconque font des comparaisons sociales (Tajfel, cité dans Landry et Allard, 1999). Dans un cadre de vitalité ethnolinguistique faible, ces comparaisons peuvent se traduire par une identité sociale négative. Les membres du groupe seront alors aptes à chercher à s'assimiler au groupe dominant afin de se donner une identité sociale plus positive. Par contre, ces mêmes individus pourront développer une identité sociale positive s'ils sont en mesure de vivre des expériences langagières et culturelles positives et constater l'illégitimité de leur statut. À la suite de ces constats, ils voudront peut-être faire preuve de stratégies de résistance telles que la compétition sociale (Allard, 2002). L'école devra alors être un lieu privilégié où les jeunes pourront réaliser des expériences langagières et culturelles positives; elle devra veiller en même temps à conscientiser les jeunes aux forces déterminantes du milieu qui les poussent à opter pour un comportement langagier favorisant la langue dominante. Ces expériences et cette conscientisation susciteront une perception positive de la vitalité ethnolinguistique subjective. [End Page 59]

Pour sa part, Gérin-Lajoie (1998) présente une étude de cas concernant une école française située dans une région fortement minorisée qui a su se donner un renouveau en établissant un plan stratégique à deux volets: premièrement, amélioration de la qualité de l'enseignement et, deuxièmement, ouverture à la communauté. En peu de temps, l'école a quadruplé ses effectifs et a rayonné dans la communauté en tant que centre important pour celle-ci.

Il faut reconnaître que l'hypothèse du balancier compensateur impose quand même de grandes attentes à l'institution sociale de l'école. Bernard (1997) soutient que l'école française de milieu minoritaire est confrontée à des contradictions fondamentales. Cet auteur souligne le mérite de Landry et Allard pour leur explication complexe des enjeux socio-institutionnels du milieu minoritaire, mais il les critique ensuite parce qu'ils prétendent que l'école peut faire la différence dans ces enjeux. Selon l'hypothèse du balancier, plus la communauté est minorisée, plus le mandat de l'école est important et valorisé. Mais, répond Bernard (1997), l'école dans un milieu minorisé a moins de ressources pour répondre à son mandat. Il explique que la communauté minoritaire a des attentes démesurées à l'égard de l'école malgré les moindres moyens mis à la disposition de cette dernière.

Paul Dubé (2002) nous rappelle quant à lui que nous vivons actuellement dans une société postmoderne, marquée par une culture populaire télévisée et une société de consommation. Il s'interroge également sur la capacité de l'école de se distancier de cette culture majoritaire: «Est-il logique de supposer que l'école française, en raison de sa différence langagière et culturelle, ne soit pas à même de véhiculer la même configuration idéologique que l'école de la majorité»? (p.16)

Nous avons déjà mentionné, en nous appuyant sur les propos de Martel (2001), qu'il est nécessaire d'aller chercher les effectifs scolaires les plus nombreux possible afin de permettre à l'article 23 de remplir son plein potentiel et d'empêcher, voire de renverser, l'assimilation en cours. Avons-nous considéré l'effet de ce recrutement sur les classes? Selon Gérin-Lajoie (2002), les classes des écoles francophones sont de plus en plus hétérogènes. Les enfants se présentent à l'école avec divers degrés de francité. Cette situation fait que les frontières linguistiques et identitaires se chevauchent à l'intérieur des murs de l'école. En effet, selon cette auteure, l'école a pour rôle de veiller à la sauvegarde de la langue et de la culture. Mais si cette langue et cette culture ne sont pas fortement présentes dans l'école, celle-ci n'accomplit plus un travail de reproduction sociale, mais de production sociale. Est-elle en mesure de le faire, si l'on tient compte du milieu social anglodominant qui l'environne? Cazabon (1997) craint effectivement qu'une politique libérale d'admission des enfants des ayants droit anglodominants dans les écoles françaises, basée plutôt sur l'attitude que sur la compétence, crée des conditions idéales de bilinguisme soustractif. Landry et Allard (1990) font-ils preuve d'une certaine naïveté en pensant que l'école est capable de se décontextualiser de son milieu et d'offrir un «refuge» contre les autres milieux socio- institutionnels? On en revient aux propos de Bernard (1997) qui parle des contradictions fondamentales de l'école en milieu minoritaire.

De son côté, Cummins (1997) explique que la minorité est apte à se doter d'un complexe de minoritaire et à internaliser le discours oppressif de la société. Ce discours oppressif se réfère aux façons dont le sens est mobilisé pour exercer ou maintenir le pouvoir. Le discours constitue ce qui peut être pris comme vérité ou connaissance. En étudiant le phénomène d'analphabétisme chez les minorités - l'analphabétisme est toujours plus prononcé dans ces cas -, Wagner et Grenier (1991) notent un phénomène d'oppression et de crainte à l'égard de l'école de l'Autre, d'abord, voire une crainte ou [End Page 60] une dévalorisation des écoles de la minorité elle-même: «Il peut arriver, disent-ils, que la minorité dévalorise ses propres écoles ou refuse d'en avoir parce qu'elle a honte d'elle-même, de sa culture, parce qu'elle se voit à travers le regard critique ou méprisant de l'homme majoritaire» (Wagner et Grenier, 1991, p.41).

Toutes les exigences imposées à l'école française de milieu minoritaire nécessitent un engagement et une conviction forte, puisque le défi est de taille. Aussi l'école française court-elle un autre risque, car le nombre de personnes est limité et la tâche ne se partage pas facilement. L'épuisement guette en effet les parents et les professionnels convaincus qui militent et qui luttent. Ces actions sont longues et les progrès sont souvent minces; par exemple, Noëlla Arsenault-Cameron (2002) explique qu'elle a dû lutter pendant cinq ans avant d'avoir gain de cause à la Cour suprême et attendre encore deux ans avant de voir l'ouverture de l'école réclamée. Pierre Foucher (1999) admet que les communautés et les parents éprouvent une lassitude et un désabusement face à ces progrès si difficilement arrachés. Gilberte Godin (2002), directrice d'école et praticienne dans le milieu, cite pour sa part 26 exemples de «temps supplémentaire» exigé par sa tâche afin de lutter pour donner une juste place à la culture et à la langue dans son école de milieu minoritaire. À son avis, l'équité linguistique entraîne des inégalités.

Pourtant, même si les fonds fédéraux sont destinés à compenser les besoins supplémentaires de l'école française de milieu minoritaire, rien ne garantit que ces fonds sont bien distribués une fois arrivés dans les coffres des provinces. Dans un texte intitulé Où sont passés les milliards $?, Lécuyer (1996) examine la répartition des fonds fédéraux pour l'enseignement des langues officielles entre 1970-1971 et 1987-1988. D'après cet auteur, le gouvernement fédéral a versé 2,32 milliards de dollars seulement pour l'une de ses cinq catégoriesde dépenses, soit le soutien à l'infrastructure, somme qui représente environ 85% des fonds versés au total. Selon lui, les anglophones minoritaires au Québec et majoritaires au Canada ont bénéficié de 62% de ce montant, tandis que la majorité francophone au Québec en aurait obtenu 9,5% et la minorité francophone 28,5%. Étant donné l'influence de l'anglais dans la société nord-américaine, nous nous demandons s'il ne faudrait pas allouer un plus gros pourcentage aux minorités francophones.

Le défi apparaît plus complexe que la reproduction linguistique et culturelle. Il semble qu'il faut également conscientiser les membres de la communauté minoritaire afin qu'ils choisissent de s'affirmer, de combattre les injustices et de s'affranchir du complexe de minoritaire. La prochaine étape dans cette lutte pour répondre au mandat de l'article 23 sera de miser sur une pédagogie propre au milieu minoritaire.

Landry (2001) propose une pédagogie actualisante et communautarisante spécifique au milieu minoritaire qui se définirait autour de cinq éléments clés: 1)l'enculturation active; 2)le développement de l'autodétermination; 3)l'actualisation maximale du potentiel d'apprentissage; 4)la conscientisation et l'engagement; 5)l'entrepreneuriat communautaire. Cette pédagogie vise le développement maximal de l'individu tout comme celui de sa communauté.

Conclusion

Le débat sur le degré auquel l'école de la minorité peut répondre aux finalités qu'elle s'est données ne mène pas à des réponses définitives et il continuera encore longtemps. Nous constatons la complexité sociale du problème et la présence de diverses forces, à la fois positives et négatives, qui agissent sur l'école. Il existe certes une grande volonté en milieu francophone minoritaire, mais celle-ci diminuera peutêtre [End Page 61] si la fatigue est trop grande. Nous pouvons en effet nous demander si le désir de s'affirmer comme groupe demeure une illusion face à l'attrait fréquemment inconscient et silencieux, mais tout de même puissant, qu'exerce le groupe majoritaire sur les enfants francophones.

Notons toutefois que, par le biais de l'article 23 de la Charte des droits et libertés et des luttes juridiques, la communauté a obtenu des avantages que pratiquement nulle autre minorité à l'échelle de la planète ne détient. Or le fait que la minorité de langue officielle ait obtenu le droit à l'instruction dans sa langue lui donne le choix, par ses comportements langagiers et sa résistance (Allard, 2002), de se distinguer, de se définir, d'être.

Le choisira-t-elle? La question n'est pas réglée, car il ne faut pas faire abstraction des forces sociales qui agissent sur la minorité. Mais nous optons pour une réponse positive. Est-ce parce que nous souhaitons voir la communauté s'affirmer? Sans doute, mais nous ressentons surtout une espérance qui s'appuie sur l'évolution des connaissances et les recherches approfondies qui éclairent les facteurs nécessaires à ce choix. La démarche vers la définition d'une pédagogie spécifique à la communauté minoritaire visant l'autodétermination (Landry, 2001) nous permet d'y voir une lueur d'espoir.

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