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Loi du père et symbolique de l'espace dans Manon LescautCatherine Cusset Le père est une invention des Lumières," écrit Jean-Claude Bonnet dans "La malédiction paternelle."1 Cet énoncé paradoxal se comprend si l'on donne au mot "père" un sens non seulement biologique (ainsi que légal et économique), mais aussi symbolique et psychanalytique , comme le fait Paul Pelckmans dans son livre Le Sacre du père? Bonnet et Pelckmans historicisent ainsi une loi à laquelle Freud donne une valeur intemporelle:3 la "loi du père" aurait pris son sens moderne au cours du xvnr2 siècle, alors même que s'affaiblissait le pouvoir sacré etjuridique du père aristocratique, fondé sur un ordre divin et monarchique.4 A une loi du père extérieure se substitue une loi du père intérieure: le rapport affectif au père, dont les œuvres littéraires se font les témoins, conduit à la nouvelle mystique de la fin du xvnr2 siècle, l'avènement de la famille bourgeoise. 1 Voir Jean-Claude Bonnet, "La malédiction paternelle," Dix-Huitième Siècle 12 (1980), 208. 2 Voir Paul Pelckmans, Le Sacre dupère. Fictions des Lumières et historicité d'Œdipe. 1699-1775 (Amsterdam: Rodopi, 1983). 3 C'est l'instance paternelle intériorisée qui, selon Freud, conditionne Ie développement de la civilisation, et celle du surmoi au niveau du sujet individuel. Le "meurtre du père," réel ou symbolique, tel que Freud le reconstitue dans Totem et tabou ou dans Moïse et le monothéisme, loin de permettre la libération des pulsions, ne fait que renforcer l'interdit moral incamé par le père. 4 Légalement, un fils avant trente ans, et une fille avant vingt-cinq ans n'ont pas le droit de se marier sans l'autorisation du père. Voir Jean-Marie Ricard, Traité des Donations entre Vifs et Testamentaires (Paris: Guignant et Seneuze, 1685), 1:623. EIGHTEENTH-CENTURY FICTION, Volume 5, Number 2, January 1993 94 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION Qu'en est-il en 1730, quand l'abbé Prévost écrit Manon Lescaut!5 Le Traité de la Séduction du juriste Jean-François Fournel nous apprend qu'un jeune marquis est condamné à mort par le Parlement de Dijon en 1730 pour avoir épousé et enlevé celle qu'il aime sans le consentement de ses parents.6 La loi du père est encore une main de fer juridique contraignant de l'extérieur la liberté du fils, et non une loi intérieure conditionnant le développement du surmoi. L'amour du chevalier des Grieux pour Manon Lescaut, une fille de "naissance commune," et son refus répété de renoncer à cet amour, représentent la transgression de cette loi du père aristocratique et tyrannique. La transgression se traduit spatialement (le verbe latin "transgredior," signifiant aller au-delà, donne étymologiquement à la transgression un sens spatial): des Grieux se sauve de la maison de son père pour suivre Manon à Paris, puis il quitte sa patrie pour s'exiler avec Manon en Amérique. Doit-on lire à travers cette transgression spatiale la rupture de la clôture où la loi du père aristocratique enferme le fils? Que signifie, dans Manon Lescaut, la "loi du père"? Une analyse de la topologie romanesque , de l'interaction des différents lieux du roman (la province, Paris, l'Amérique), et de l'espace narratif nous permettra de répondre à ces questions. En définissant l'espace comme un lieu géographique auquel se rattachent un code de valeurs ou certains comportements, on peut dénombrer, dans Manon Lescaut, trois espaces: l'espace du père, l'espace de Manon, et l'Amérique.7 Les lieux du père, ce sont la province et en particulier la ville de P., la seule ville qui soit désignée par une initiale dans le roman: même s'il s'agit de Pérenne comme l'indiquent les éditeurs du texte, cette initiale énigmatique suggère déjà le pouvoir du père. Quand des Grieux évoque la maison de...

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