• La tarification des ebooks se structure-t-elle en miroir des prix des livres papier ? Les cas de la France et des États-Unis en 2011 / Is eBook Pricing Structured to Mirror Paper Book Prices? The cases of France and the U.S.A. in 2011
Résumé

Nous cherchons à évaluer la mesure dans laquelle le marché du livre numérique se structure de manière autonome par rapport à l'édition papier en comparant la tarification des versions papier et numérique de 559 best-sellers français et américains durant l'année 2011. Deux modes de tarification peuvent être appréhendés : une « tarification homothétique » lorsque le prix numérique est le reflet de la tarification papier et une « tarification hétérothétique » lorsque le prix numérique est fixé selon de nouvelles règles. Les marchés français et américain n'ont pas la même propension à s'affranchir des pratiques tarifaires en vigueur sur le marché du livre papier : alors que le marché français de l'ebook se structure en « miroir » de la filière papier, les acteurs américains s'en émancipent davantage. Cela peut notamment s'expliquer par les importantes différences structurelles, légales et institutionnelles qui existent entre les filières éditoriales des deux pays. Par ailleurs, certains facteurs favorisent la tarification hétérothétique : le nombre de pages et le type de livre jouent sur le degré de différenciation entre les prix papier et numérique d'un même titre.

Abstract

This study seeks to assess the extent to which the digital book market is structuring independently from the print edition market by comparing the pricing of 559 digital and print French and American bestsellers during 2011. Two pricing methods are distinguished: "homothetic pricing," where the digital pricing is a reflection of the print pricing, and "heterothetic pricing," where the digital price is set according to new rules. The French and American markets do not have the same propensity to overcome the pricing practices in the print book market: While the French market's e-book structure is mirroring that of the print book industry, the American market tends to be more independent. This can be explained by the significant structural, legal, and institutional differences between the publishing industries of both countries. In addition, some factors favor the "heterothetic" pricing method: the number of pages and the type of book influence the degree of differentiation between print and digital prices of the same title.

Keywords

économie de l'édition, livre numérique, prix, homothétie numérique

Keywords

economy of publishing, digital book, pricing, digital homothety

Introduction

Après plusieurs années de tâtonnements technologiques et commerciaux, le marché du livre numérique1 prend aujourd'hui son essor, porteur d'enjeux tant culturels qu'économiques. Encore marginal dans de nombreux pays, il s'est largement développé jusqu'à concentrer aux États-Unis, sur la période 2008-2010, 6,4 % des revenus de l'édition sur la période 2008-2010 et plus de 10 % depuis 2011 (Association of American Publishers 2011). Au Canada, au Japon, en Europe, son poids est moins important mais il croît sensiblement. Dès 2011 on estimait qu'il pourrait, en 2015, représenter 15 % des ventes en volume en France et 35 % aux États-Unis (IDATE 2011). Le marché semble donc amorcer une première phase de maturation commerciale.

Cela constitue une préoccupation forte pour les acteurs de la filière traditionnelle (auteurs, éditeurs, libraires) qui craignent notamment un effet négatif sur les ventes de livres papier, a fortiori si les pratiques de téléchargement illégal se développaient.2 Cette inquiétude est particulièrement aiguë en France où éditeurs traditionnels et libraires indépendants bénéficient depuis plusieurs dizaines d'années de dispositifs de régulation (loi sur le prix unique, TVA à taux réduit, subventions) dont la légitimité — parfois déjà contestée dans la filière papier (Perona et Pouyet 2010) — est remise en débat dans l'univers numérique bien que des dispositions légales aient été adoptées dès 2011 pour les maintenir.3

Ces préoccupations sont liées à la question de la substituabilité entre le livre papier et le livre numérique. Il y a potentiellement entre ces deux produits éditoriaux bien plus qu'un changement de support ou une dématérialisation4 : le numérique ouvre de vastes opportunités d'innovations dans les modalités de production, d'échange et de consommation des livres susceptibles de transformer la circulation et l'appropriation des savoirs (Doueihi 2011). Mais on connaît encore mal ses effets sur l'organisation du marché. Malgré un nombre croissant de travaux relevant de différents champs des sciences humaines et sociales il reste difficile de dire si les échanges d'ebooks relèvent de comportements d'offre et de demande fondamentalement distincts du marché du livre papier ou s'ils n'en sont qu'une extension.

En effet, même dans le cas « homothétique »5 où ils partagent un même contenu textuel, un livre papier et un livre numérique peuvent être vus comme deux biens produits, commercialisés et consommés sur des modes tout à fait différents.

Côté consommateurs, bien que les usages soient encore immatures, les recherches en SHS (Baccino 2004; Hayles 2007; Robin 2011) suggèrent que le livre numérique n'est pas amené à « remplacer » le papier avec la même vitesse pour tous les types de lecteurs et de lectures : le consommateur n'aurait pas la même perception et ne ferait pas le même usage d'un contenu informationnel selon le média utilisé (cf. infra). [End Page 208]

Côté offre, la filière de l'ebook se distingue de la filière papier de plusieurs points de vue. Le passage au numérique entraîne d'abord chez les éditeurs et les intermédiaires logistiques une évolution des compétences qui amène des réorganisations internes, l'externalisation de certaines fonctions et/ou une modification des coûts de production. Ensuite, on assiste à une transformation de la structure concurrentielle par rapport à l'édition traditionnelle : arrivée de nouveaux acteurs (qui n'étaient pas présents dans la filière papier, par exemple Apple), établissement de nouvelles relations verticales et horizontales de l'amont à l'aval de la filière (Benhamou et Guillon 2010). Aux États-Unis, cette évolution simultanée de l'offre et de la demande se traduit d'ores et déjà par une différenciation croissante de composition des listes de best-sellers numériques et papier (Guillon 2012a).

Dans cet article, nous cherchons à évaluer la mesure dans laquelle le marché du livre numérique se structure de manière autonome par rapport à l'édition papier du point de vue de l'offre; pour cela, nous comparons la tarification des versions papier et numérique des best-sellers à partir de données françaises et américaines sur l'année 2011.

Le choix d'une comparaison entre la France et les États-Unis s'explique par le fait qu'il s'agit de deux marchés représentant des situations contrastées aussi bien du point de vue de leurs stades de développement que de leurs caractéristiques concurrentielles. En termes de développement, le marché français de l'ebook reste embryonnaire (puisqu'il ne représente qu'environ 2 % du chiffre d'affaires de l'édition et que les catalogues des e-libraires français comptent au plus quelques dizaines de milliers de titres) comparativement au marché américain (part de marché à deux chiffres et catalogues de plusieurs centaines de milliers voire plusieurs millions de titres).

Cette différence de maturité s'accompagne (ou résulte) de forts contrastes entre les structures concurrentielles et les modes de relations éditeurs/détaillants des deux pays. En France, la tarification est encadrée par la loi « Lang » de 1981 : le prix final de tout livre est fixé par l'éditeur, les détaillants ne pouvant pas pratiquer plus de 5 % de remise. La loi du 26 mai 2011 étend cette disposition aux livres numériques homothétiques. Avant même son entrée en vigueur, éditeurs et revendeurs l'ont mise en application à travers des contrats de mandat, ce qui explique que les distributeurs numériques pratiquent déjà le prix unique sur le marché français en 2011 (cf. infra). Cette loi implique qu'un même ebook soit vendu à un prix identique par tous les détaillants et non forcément que ce prix soit « calqué » sur le prix papier par application d'une simple décote proportionnelle : a priori, un prix unique n'est pas nécessairement homothétique. Pourtant, comme nous l'observerons (cf. infra), la pratique de la décote systématique s'est imposée dès la naissance des premiers catalogues d'ebooks.

Par contraste, aux États-Unis, les rapports entre éditeurs et revendeurs sont traditionnellement plus proches d'un marché concurrentiel et l'on retrouve cette tendance sur le marché du livre numérique. Le prix d'un même ebook varie à la fois entre détaillants et dans le temps pour un même détaillant. Chacun promeut ses propres règles de tarification (souvent en accord avec les éditeurs en vertu de [End Page 209] l'agency model mais cette relation contractuelle n'est pas équivalente à un prix unique choisi par l'éditeur comme c'est le cas en France). Le fait que cette tradition concurrentielle ait conduit à des dérives anticoncurrentielles (des procédures pour collusion entre Apple et cinq éditeurs ayant été menées en 2011-2012 par les autorités de la concurrence américaine et européenne6) n'est un paradoxe qu'en apparence : c'est bien en réaction aux pressions concurrentielles sur les prix exercées par Amazon que les éditeurs ont privilégié les contrats commerciaux plus protecteurs d'Apple. On le voit, aux États-Unis, l'organisation de la filière confère un poids important aux distributeurs dominant le marché (principalement Amazon et Apple) dans la fixation des prix.

Ainsi, outre leur différence de maturité, les marchés français et américain du livre numérique se distinguent par leurs pratiques tarifaires qui n'ont pas la même propension à s'affranchir des prix des livres papier. En effet, quel que soit le pays, les éditeurs et libraires d'ebooks peuvent pratiquer deux modes de tarification par comparaison avec la tarification papier : pour chaque titre,

  • • soit le prix est fixé par application d'une décote systématique (p. ex., - 25 %) par rapport au prix de la version papier; c'est ce que nous entendons par « tarification-miroir »;

  • • soit le prix est fixé selon d'autres règles, sans référence au prix de la version papier; c'est ce que nous entendons par « tarification autonome » ou « hétérothétique ».

L'observation des prix des best-sellers (cf. infra) confirme que l'offre française se structure en « miroir » assez fidèle de la filière papier alors que l'offre américaine s'en émancipe davantage, mais ce constat est à relativiser si l'on observe chaque marché plus en détail. Notre question est la suivante : dans chacun des deux pays, l'homothétie ou l'hétérothétie tarifaire s'appliquent-elles indistinctement à l'ensemble des catalogues ou au contraire dépendent-elles des caractéristiques des livres ?

Les déterminants des prix des livres

La littérature économique explique la structure du marché de l'édition par les spécificités du livre comme produit d'échange. Dans quelle mesure ces différents déterminants, bien documentés dans le cas du livre papier, peuvent-ils influencer la tarification des livres numériques ?

Le marché du livre fait traditionnellement l'objet de pratiques tarifaires particulières : le prix du livre ne reflète fidèlement ni les coûts de production, ni la qualité (Clerides 2002). D'abord, la dimension culturelle et symbolique du livre explique la dissociation entre valeur d'échange et coût de production (Benghozi 2006; Throsby 2001). Ensuite, le livre étant à la fois un bien singulier (Karpik 2007) et un bien d'expérience (Nelson 1970) dont la qualité intrinsèque n'est généralement connue ex ante ni du consommateur ni même du producteur (« Nobody knows » selon Caves 2000), le prix ne peut pas être fixé en fonction de la qualité. Les éditeurs, qui ne peuvent pas anticiper parfaitement la demande [End Page 210] pour chaque titre, ont tendance à pratiquer des prix dits « focaux » pour maximiser leur espérance de revenu (Beck 2004) : les prix de vente des livres ne sont pas uniformément distribués; on observe la surreprésentation de certains prix (par exemple « 7 euros », « 15 euros ») choisis par les éditeurs pour des catégories de livres relativement substituables (« romans de poche », « bandes dessinées » . . .), ce qui va de pair avec un certain mimétisme des prix entre éditeurs.

La question est de savoir si ces pratiques tarifaires établies pour le livre papier se reflètent dans les prix numériques. Plusieurs éléments laissent penser que les prix des ebooks devraient avoir tendance à se distinguer de la référence au papier.

D'une part, les déterminants de la disposition à payer ne sont pas toujours les mêmes dans le cas du livre numérique que dans le cas du papier. En effet, le support numérique n'est généralement pas neutre du point de vue de l'usager : si certaines fonctionnalités numériques (p. ex., l'hypertextualité, l'indexation dynamique . . .) peuvent améliorer l'efficacité de l'acte de lecture, l'écran est également susceptible de provoquer une désorientation cognitive donc une « destruction de valeur » par rapport au papier, notamment pour certains lecteurs (peu experts) et/ ou certains types de lecture (Baccino 2004). De même, Shin (2011) montre que les attentes des lecteurs vis-à-vis des ebooks ne sont pas le strict reflet de celles qu'ils ont vis-à-vis des livres papier : les utilisateurs d'ebooks déplorent en moyenne une dégradation du confort de lecture mais valorisent positivement certaines fonctionnalités spécifiques, notamment lorsque leur lecture est orientée vers la recherche de données ou d'informations. Certaines études montrent par exemple que les étudiants recourent aux ebooks pour une lecture beaucoup plus consultative que linéaire (Hernon et al. 2007).

Ainsi, si l'on se place dans la perspective dite « hédoniste » de Lancaster (1966) et Rosen (1974), l'effet du numérique sur la valeur perçue par les consommateurs et leur disposition à payer n'a pas de raison d'être strictement « homothétique » par rapport à l'achat d'un livre papier (même pour un livre présenté, lui, sous une forme dite « homothétique ») : à contenu éditorial égal, l'influence de la numérisation sur le bien-être du consommateur-lecteur peut aussi bien être positive que négative ou neutre selon le poids qu'il accorde aux caractéristiques respectives du papier et du numérique. De ce fait, si on s'en tient au point de vue des usages, la maturation des usages devrait permettre une tarification de plus en plus « hétérothétique » : même si, dans un premier temps, la tarification-miroir présente l'avantage d'être plus « lisible » pour les consommateurs, cette tendance devrait disparaître lorsqu'ils seront familiarisés avec les fonctionnalités propres des ebooks. En effet, dans une logique hédoniste, la tarification-miroir revient à concevoir l'ebook comme une simple transposition du livre papier en termes d'attributs : entre un livre papier et son « équivalent » numérique, seule l'interface changerait en amputant le livre de sa dimension « physique », ce qui justifierait l'application d'une décote tarifaire systématique entre les deux versions. Au contraire, l'acceptation d'une tarification hétérothétique suggèrerait l'existence de fonctionnalités et d'usages bien différents entre les versions papier et numérique d'un même titre. [End Page 211]

D'autre part, pour un même contenu textuel ou iconographique, les coûts d'édition, de publication et de distribution ne sont pas les mêmes pour un ebook que pour un livre papier : certains augmentent, d'autres diminuent, l'effet total sur le ratio coûts fixes/coûts variables ainsi que sur le coût moyen pouvant être aussi bien négatif que positif selon l'éditeur et le type de livre à produire (Benhamou et Guillon 2010). Même si les éditeurs et revendeurs tentaient de conserver une marge unitaire identique sur les ebooks par rapport aux livres papier, ces différences de coûts devraient les pousser à une tarification hétérothétique. Par exemple, les éditeurs, qui n'ont à ce jour pour la plupart pas encore amorti le coût fixe de la transition à l'édition numérique (transformation de la chaîne de production, évolution des compétences informatiques, réorganisation des services qui peuvent être plus ou moins coûteuses selon l'éditeur et le segment éditorial), pourraient choisir de pratiquer pour les ebooks des prix plus en rapport avec les coûts fixes que pour les livres papier. De même, les distributeurs pourraient ajuster leurs marges en fonction des coûts de stockage supportés selon la version numérique ou papier du livre.

Tout cela suggère que, même dans le cas où les éditeurs et vendeurs d'ebooks pratiquent des prix focaux, rien n'oblige à ce que ces prix soient strictement homothétiques : l'édition numérique pourrait établir ses propres règles de focalité sans référence systématique au prix papier.

Cependant, en pratique, jusqu'à récemment, ces facteurs en faveur de l'hétérothétie n'ont joué que marginalement : les formes de commercialisation des livres numériques ressemblent encore très souvent à ceux de la filière papier. En particulier, les gros catalogues généralistes (plusieurs dizaines voire centaines de milliers de références d'ebooks) proposent majoritairement la vente de titres à l'unité, par contraste avec les modèles commerciaux innovants mis en place par des acteurs occupant de plus étroits segments de marché (quelques dizaines ou centaines de références). Les offres d'abonnement, de bundles, de streaming, etc., qui consistent à vendre un service plus qu'un bien dématérialisé, c'est-à-dire un droit d'accès plus que de propriété, émanent plutôt de « pure players » (p. ex., publie. net pour l'offre francophone) ou de catalogues spécialisés (p. ex., les sites de bandes dessinées), bien que l'on observe un intérêt croissant des acteurs dominants pour ces modèles commerciaux.

Démarche empirique

Description des données

Choix méthodologiques

Nous avons constitué une base de données originale sur les prix des best-sellers7 (les titres considérés sont des best-sellers dans leur version soit papier, soit numérique) français et américains pratiqués par plusieurs vendeurs en ligne entre février et décembre 2011. Bien que le marché évolue très vite, une « photographie » des pratiques en 2011 nous a semblé intéressante dans la mesure où il s'est agi d'une année charnière en termes de structuration de la filière numérique avec [End Page 212] notamment, aux États-Unis, la consolidation des stratégies commerciales des grands e-libraires — conduisant dans certains cas à des pratiques suspectes (procédure pour collusion entre Apple et cinq grands éditeurs) — et, en France, la mise en place du prix unique du livre numérique consacrant l'attachement des acteurs au cadre institutionnel en vigueur dans la filière papier.

La composition des échantillons est détaillée infra. Nous nous intéressons aux livres numériques qui sont « homothétiques » en termes de format8 pour déterminer si leur tarification se fait en miroir de la tarification des livres papier. Ces ebooks peuvent être lus sur ordinateurs, tablettes multimédias, smartphones ou supports dédiés (readers).

Le choix de se concentrer sur les best-sellers s'explique d'abord par la disponibilité des données (les fonds de catalogue ne sont pas encore tous disponibles en version numérique, notamment en France). De plus, le marché du livre se caractérisant par une forte concentration des ventes sur un nombre restreint de titres (Benhamou 1996), les best-sellers représentent une importante part du marché. Enfin, les best-sellers étant généralement des titres récemment parus, ils constituent un marché relativement indépendant (la nouveauté leur conférant un attribut distinctif) des œuvres libres de droits qui sont, elles, de plus en plus souvent disponibles gratuitement de manière légale; on peut donc considérer que la tarification des best-sellers est assez peu influencée par l'existence de substituts gratuits, contrairement aux œuvres de fond de catalogue.

Sur le marché français, 320 titres ont été relevés et nous avons observé le prix de leurs deux versions : numérique et papier. L'échantillon est construit à partir d'un relevé mensuel. Il comprend :

  • • Les best-sellers numériques selon quatre sources différentes9 : les titres réalisant les 10 premières et les 10 dernières des 100 meilleures ventes du site de la Fnac (enseigne de grandes surfaces spécialisées et de vente en ligne de produits culturels), les 10 premières ventes de Didactibook (site spécialiste de ventes d'ebooks dits « pratiques »), les 10 premières ventes de Bibliosurf et les 4 premières ventes de Smartnovel (site spécialisé dans la vente de feuilletons sur smartphones).

  • • Les 10 meilleures ventes papier en France, si leur version numérique est commercialisée. Pour cela, nous relevons les listes de best-sellers « Fiction », « Essai » et « Jeunesse » publiées par Livre-Hebdo la 3e semaine de chaque mois.

Les prix de ces titres dans leur version numérique ont été relevés sur neuf sites de vente de livres numériques : Fnac, Didactibook, Epagine, Bibliosurf, Immateriel, Numilog, 1001librairies10, Ibookstore et Smartnovel. Un même ebook étant généralement vendu au même prix quel que soit le libraire (contrairement au cas américain), il suffit qu'un seul de ces neuf sites l'ait commercialisé pour en connaître le prix. De la même manière, nous avons relevé les prix de ces titres en version papier (le prix d'un livre papier étant unique, fixé par l'éditeur en vertu de la loi de 1981). Il arrive qu'un titre soit disponible en plusieurs éditions (poche et grand format); dans ce cas, c'est le prix de la version la moins chère qui [End Page 213] a été retenu. Ce choix méthodologique s'explique le fait que les consommateurs actuels et potentiels de livres numériques attendent une décote d'au moins 40 % par rapport au prix minimal auquel ils peuvent se procurer la version papier d'un titre (Schmutz 2010). C'est donc bien le prix papier minimal qui est à analyser comme un repère (éventuellement homothétique) à partir duquel se construit la valeur d'échange des livres numériques. Ceci est cohérent avec les résultats récents de Luini et Sabbatini (2012) : au moment de déterminer sa disposition à payer pour un produit, le consommateur se réfère souvent aux prix connus des biens « proches » même s'ils ne sont pas de parfaits substituts; l'estimation du « juste prix » d'un bien est alors relative.

Pour l'étude du marché américain du livre numérique, le relevé de 242 titres est issu de la liste hebdomadaire des cinquante best-sellers numériques établie par le New York Times (consultée la 3e semaine de chaque mois). Les prix des versions numérique et papier des titres considérés ont été relevés à partir de six sites de distributions de livres numériques : Amazon, Barnes & Noble, Sony, Kobo, Applestore et ebooks.com. Une différence importante avec le marché français est que les prix papier et numérique d'un même titre varient entre libraires11 et dans le temps. Si une œuvre est restée dans les meilleures ventes plusieurs mois de suite, seule sa première apparition au classement a été prise en compte (donc le prix que nous considérons est le prix auquel elle a été vendue au moment de sa première apparition dans le classement des best-sellers). Sur chaque site d'e-elibraire, lorsque plusieurs formats papier — hardcover, paperback ...— d'un même titre étaient en vente, le prix papier que nous avons pris en considération était le prix minimal disponible, conformément à l'idée que les usagers comparent généralement le prix numérique d'un titre au prix de la version papier la moins chère disponible (cf. supra). En complément des prix, trois autres catégories de données ont été relevées pour chaque titre de l'échantillon sur les deux marchés (cf. infra) :

  • • le nombre de pages,

  • • le genre de l'œuvre (fiction ou non-fiction),

  • • le fait que le titre appartienne à une série de plusieurs tomes (variable muette).

Ces trois variables permettent de distinguer différents segments du marché éditorial, n'offrant pas tous les mêmes potentiels pour l'usage numérique : selon leur taille et leur type, certains livres offrent au lecteur plus de fonctionnalités nouvelles en version numérique que d'autres (cf. infra). Notre hypothèse est que l'on devrait observer plus d'hétérothétie dans les segments sur lesquels la numérisation permet un usage réellement différencié par rapport à la version papier.

Description des échantillons

Les sources d'échantillonnage étant différentes, les échantillons français et américain ne présentent pas exactement les mêmes profils (tableau 1).

En ce qui concerne les pratiques tarifaires, les deux marchés se distinguent nettement puisque, dans le premier cas, le prix (papier ou numérique) d'un livre est unique et ne varie pas, quel que soit son distributeur, alors que, dans le second cas, on constate une variabilité des prix à la fois entre les distributeurs et [End Page 214]

Tableau 1. Statistiques descriptives
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Tableau 1.

Statistiques descriptives

Figure 1. Corrélation entre prix numérique et prix papier (en euros) : Le cas français
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Figure 1.

Corrélation entre prix numérique et prix papier (en euros) : Le cas français

dans le temps. Sur le marché français, on observe une tendance à l'homothétie (figure 1), avec une décote quasi-systématique du prix numérique par rapport au prix papier. Cela se manifeste par l'affaissement de la bissectrice formée par les points reliant le prix papier et numérique d'un même titre. Cependant, si la tarification numérique s'établit globalement « en miroir » de la tarification papier, il s'agit d'un miroir « déformant ». On observe en effet deux « pics » de points se démarquant du nuage central. Le pic qui se forme autour de la partie inférieure du nuage (pic n° 2 sur la figure 1) correspond à un prix focal numérique n'ayant pas son équivalent dans les prix papier. À l'inverse, pour les titres constituant le pic n° 1, la stratégie de prix focal appliquée pour la version papier ne semble pas avoir été suivie pour la version numérique. La valeur focale adoptée pour la version numérique des titres est inférieure à celle établie dans le cas du livre papier. Cela peut s'analyser comme une certaine forme d'hétérothétie tarifaire : la tarification numérique s'émanciperait partiellement des règles de focalité caractéristiques de l'univers papier. [End Page 215]

Sur le marché américain, si l'on examine les prix pratiqués par deux libraires dominants, Amazon et Barnes & Noble (figures 2a et 2b), on observe à la fois une moindre homothétie qu'en France (en effet, le nuage de points reliant le prix papier et numérique d'un même titre est beaucoup plus éclaté) et une différenciation des stratégies entre les acteurs. La tarification pratiquée par Amazon semble davantage calculée sur la base du prix papier que celle de Barnes & Noble.

Cependant, une tendance un peu plus marquée à l'homothétie apparaît si l'on observe le marché à un niveau plus agrégé. La figure 3 présente la relation entre le prix minimal auquel on peut trouver un titre en version papier tous vendeurs confondus et son prix minimal en version numérique. Le lien prix numérique/ prix papier apparaît beaucoup plus étroit que chez chacun des e-libraires pris séparément. Cette observation peut s'interpréter de différentes manières. L'explication la plus directe est qu'elle reflète la stratégie commerciale des éditeurs : à travers les contrats d'agence passés avec les libraires, ils sont attentifs à ce que la tarification de leurs ebooks respecte une logique globale par rapport aux prix papier en vigueur sur le marché. Une autre explication, non exclusive de la première, est qu'une « écologie des prix » se forme à partir de la compétition que se livrent les e-libraires : sans appliquer individuellement une tarification homothétique, ils finissent par prendre pour référence les prix papier minimaux lorsqu'ils se font concurrence sur les prix des ebooks.

Figure 2a & 2b. Comparaison des stratégies tarifaires papier / numérique d'Amazon et de Barnes & Noble (en euros)
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Figure 2a & 2b.

Comparaison des stratégies tarifaires papier / numérique d'Amazon et de Barnes & Noble (en euros)

[End Page 216]

Figure 2a & 2b. (Coninued)
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Figure 2a & 2b.

(Coninued)

Figure 3. Comparaison des stratégies tarifaires minimales papier / numérique. Le cas américain (en euros)
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Figure 3.

Comparaison des stratégies tarifaires minimales papier / numérique. Le cas américain (en euros)

[End Page 217]

Modèle économétrique

Le modèle économétrique consiste à évaluer dans quelle mesure certaines caractéristiques observables des livres (nombre de pages, genre éditorial, appartenance à une série) sont des déterminants statistiquement significatifs de la structuration des prix. Nous recourrons au même modèle économétrique pour le marché américain et le marché français. Sur le marché français, la variable expliquée est le ratio entre le logarithme du prix numérique et le logarithme du prix papier. Sur le marché américain, la variable expliquée est le ratio entre le logarithme du prix numérique minimal tous libraires confondus et le logarithme du prix papier minimal12. Nous cherchons à expliquer ces ratios par les trois variables que sont le nombre de pages, le genre de l'œuvre (fiction ou non-fiction) et l'appartenance (oui ou non) à une série de plusieurs tomes. La logique sous-jacente est la suivante : si ces trois variables apparaissaient statistiquement significatives, cela indiquerait que les éditeurs et libraires ne déterminent pas les prix numériques par simple application d'une décote systématique par rapport au prix papier mais tiennent compte d'autres critères. Notre propos n'est pas de dresser un tableau exhaustif des déterminants des prix des ebooks (ce qui nécessiterait d'inclure de nombreuses autres variables pour tenir compte, notamment, des différences de modes de fixation des tarifs entre le marché français et américain) mais de nous focaliser sur la sensibilité des tarifs aux caractéristiques apparentes des livres.

Le nombre de pages (NBPAGES)

Du point de vue de l'éditeur et du libraire, il s'agit d'un inducteur de coût dont la pondération n'est pas forcément la même dans la chaîne de production numérique que dans la filière papier. En effet, dans l'univers numérique, le nombre de pages est corrélé au poids du fichier et augmente les coûts tels que la rétroconversion ou la numérisation du texte, la bande passante ou encore le stockage dans un hub numérique, c'est-à-dire principalement des coûts fixes; alors que, dans la filière papier, il joue essentiellement sur les coûts d'impression, qui sont plutôt des coûts variables. L'effet attendu de la variable NBPAGES sur les prix numériques peut alors être aussi bien positif que négatif en fonction des choix des acteurs en termes d'amortissement des coûts fixes et de péréquation tarifaire entre les éditions papier et numérique.

De plus, la variable NBPAGES peut être vue comme un indicateur de gisements de fonctionnalités numériques induisant une atténuation de la substituabilité entre le livre numérique et le livre papier et favorisant l'acceptation voire l'attente, par le consommateur, d'une tarification hétérothétique. D'une part, cette variable correspond à une mesure physique de la dématérialisation : le poids matériel d'un livre papier, approximé par le nombre de pages, disparaît dans sa version numérique. Or l'attrait du numérique est peut-être plus important pour les livres « lourds », puisque leur dématérialisation est davantage ressentie comme un atout par les consommateurs. Ces derniers devraient donc être prêts à payer un prix croissant avec le nombre de pages. D'autre part, plus un texte est long, plus le support numérique le met en valeur du fait de la scalabilité des contenus. La scalabilité peut être définie comme le fait que l'utilité retirée d'un produit [End Page 218] croisse avec la taille de l'ensemble auquel il appartient (Humphreys 2004). Par exemple, lorsqu'un lecteur recherche un livre dans les collections d'une bibliothèque, il a d'autant plus de chances de trouver le titre pertinent que le catalogue est vaste. Les fonctionnalités propres au numérique (recherche plein texte, dictionnaire interne . . .) ont d'autant plus de chances d'être exploitées que le texte est long. L'avantage comparatif livre numérique / livre papier est alors plus élevé pour un texte long. Ces éléments accréditent l'hypothèse selon laquelle NBPAGES devrait jouer positivement dans notre modèle économétrique.

Le genre de l'œuvre (GENRE, avec GENRE = 1 si l'œuvre est de fiction, 0 sinon)

Les œuvres non fictionnelles se prêtent mieux aux plus-values fonctionnelles liées au support numérique que les œuvres fictionnelles : les liens hypertextes ou contenus « enrichis » sont encore peu fréquents dans les œuvres de fiction qui font généralement l'objet d'une lecture « immersive » (quel que soit le support, on lit généralement un roman du début à la fin de manière linéaire sans recourir à des fonctionnalités « avancées »; à l'inverse, ces dernières peuvent être mobilisées pour des lectures « consultatives » ou « extractives » qui sont plus fréquentes pour la non-fiction). Les éditeurs et/ou libraires pourraient donc pratiquer pour les ebooks non fictionnels des prix plus élevés (en proportion du prix papier) compte tenu des gisements de fonctionnalités nouvelles qu'ils offrent. GENRE devrait alors jouer négativement dans notre modèle économétrique.

L'appartenance du titre à une « série » de plusieurs tomes (SERIE = 1 si le titre fait partie d'une série, 0 sinon)

Si plusieurs titres se complètent au sein d'une « série » éditoriale, il est possible qu'éditeurs et revendeurs pratiquent des stratégies de « lots » tarifaires plus marquées dans l'univers numérique que pour la version papier — en dépit du fait que la transaction, elle, ne s'effectue pas sous forme de lot, chaque tome restant généralement vendu à l'unité, indépendamment des autres. SERIE pourrait alors jouer négativement sur le ratio prix numérique/prix papier. Les deux régressions se font par moindres carrés ordinaires.

Résultats

Dans le cas du marché français, l'influence significative des variables NBPAGES et SERIE suggère que le prix papier n'est pas l'unique déterminant du prix numérique des œuvres. Ainsi, l'homothétie du marché est à relativiser dès l'instant que l'on observe les données plus en détail : il y a bien une structuration en « miroir » des prix papier, mais en « miroir déformant ». Reste que les stratégies commerciales présentent suffisamment de parallélisme d'un éditeur à l'autre pour que le format des livres apparaisse comme un déterminant tarifaire commun : l'influence du nombre de pages et de l'appartenance à une série s'applique à l'ensemble du marché. Cependant, au sein de chaque pays, la faible valeur du R2 laisse penser que beaucoup d'autres facteurs interviennent par ailleurs dans la fixation des prix des livres numériques. [End Page 219]

Dans le cas américain, nos variables explicatives appréhendent mal les fondements des stratégies tarifaires hétérothétiques : le modèle est globalement peu significatif, même si le nombre de pages semble ici encore valorisé comme un gisement de fonctionnalités. Cette faible significativité peut recevoir deux explications : soit les éditeurs et distributeurs pratiquent tous des stratégies tarifaires très différentes les unes des autres, comme cela s'illustre par exemple par les pratiques contractuelles et commerciales très contrastées d'Amazon et d'Apple depuis 2009, soit ils suivent des règles communes mais à partir d'autres variables que celles dont nous disposons dans cette étude. Il pourrait s'agir, par exemple, d'une tarification basée sur le succès passé des auteurs, sur l'utilisation de données relatives aux clients . . . Cela pourrait expliquer que le rapport prix numérique/prix papier ne réagisse pas aussi mécaniquement au format du livre que sur le marché français.

Enfin, le genre (fiction ou non-fiction) de l'œuvre ne joue un rôle statistiquement significatif ni en France ni aux États-Unis. La différenciation potentielle des usages entre les segments éditoriaux (lecture plus ou moins immersive, linéaire, enrichie . . .) n'était donc en 2011 pas encore prise en compte de manière manifeste dans les tarifs proposés par les éditeurs et vendeurs de contenus.

Tableau 2. Ratio explicatif du degré d'homothétie. Le cas français (Variable expliquée : Prix numérique / Prix papier)
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Tableau 2.

Ratio explicatif du degré d'homothétie. Le cas français (Variable expliquée : Prix numérique / Prix papier)

Tableau 3. Ratio explicatif du degré d'homothétie. Le cas américain (Variable expliquée : Prix numérique minimal / Prix papier minimal)
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Tableau 3.

Ratio explicatif du degré d'homothétie. Le cas américain (Variable expliquée : Prix numérique minimal / Prix papier minimal)

[End Page 220]

Conclusion

Alors que l'ebook occupe une part croissante du marché et que les stratégies des acteurs se stabilisent depuis 2010, la tarification-miroir était encore manifeste en 2011 en France par contraste avec les États-Unis où l'on observe une plus forte dispersion des prix. Dans les prochaines années, le développement du marché pourrait jouer en défaveur de l'homothétie pour au moins deux raisons : d'une part, les coûts de l'édition numérique, partiellement déconnectés des coûts de production papier, rendent possibles de nouveaux modèles d'affaires. D'autre part, la substituabilité hédonique entre papier et numérique est très discutable. Bien qu'on en perçoive les prémices à travers l'influence du format des ebooks (nombre de pages notamment) sur les tarifs, le numérique devrait à l'avenir se prêter à une différenciation fonctionnelle bien plus profonde par rapport au papier (interactivité, indexation dynamique, usages collaboratifs, communautaires . . .) ouvrant la voie à des modèles commerciaux innovants, plus proches de ceux d'une « économie de services » : abonnements, versioning, modularité (le rôle des plateformes de vente étant alors notamment d'assembler les contenus en packages qui correspondent aux besoins spécifiques des consommateurs (Brousseau et Penard 2007)) . . . À l'heure actuelle, les offreurs semblent plus miser sur les innovations technologiques matérielles (via la vente de readers) pour monétiser la valeur créée par le numérique et verrouiller la demande.

Du point de vue de ses effets sur la structure concurrentielle du marché de l'ebook, l'homothétie tarifaire qui était encore pratiquée en 2011 inspire plusieurs pistes de réflexion. Premièrement, il est vrai qu'une tarification hétérothétique pourrait à la fois retarder l'émergence du marché (la complexité tarifaire étant dissuasive pour le consommateur) et être utilisée de manière stratégique par les vendeurs (s'il lui est trop difficile de comparer les offres tarifaires, le consommateur peut avoir tendance à se fidéliser à un vendeur par inertie, ce qui crée des barrières à l'entrée pour de nouveaux entrants et conforte la position oligopolistique des vendeurs en place). Cela plaide en faveur de tarifs simples. Mais l'homothétie, surtout au niveau où elle était fixée en France en 2011-2012 (« seulement » 20 à 30% de réduction par rapport au prix papier), ne va pas forcément stimuler le développement du marché. De plus, il n'est pas dit que l'homothétie soit forcément très « lisible » que cela du point de vue des consommateurs pour différentes raisons : habitudes de gratuité dans l'univers numérique, impression que l'ebook ne « coûte rien » à produire . . .

Deuxièmement, alors qu'en France il existe un vif débat autour du droit d'auteur dans les contrats d'édition numérique, la focalisation sur le modèle homothétique cristallise l'attention sur le taux de rémunération de l'auteur et la durée des droits cédés à l'éditeur, comme s'il s'agissait « seulement » de transposer le droit d'auteur qui est en vigueur dans la filière papier, ce qui masque les autres changements profonds qui affecteront probablement la circulation des œuvres lorsque le marché s'affranchira de la référence au papier : l'addition de nouvelles fonctionnalités aux livres, l'exploitation de leur fractionnabilité, l'enrichissement des métadonnées, etc., adresseront tôt ou tard de nouvelles questions au modèle actuel du droit d'auteur (Guillon 2012b) et à la place de l'éditeur. [End Page 221]

Notre étude présente différentes limites qui appellent plusieurs pistes de recherche. D'une part, nos résultats n'ont qu'un caractère exploratoire : la période d'observation (limitée à 2011), la taille de l'échantillon et le nombre réduit de variables disponibles n'offrent pas une vue exhaustive des stratégies tarifaires à l'œuvre dans l'édition numérique. Compte tenu du caractère évolutif du secteur, il conviendrait de conduire des investigations plus précises lorsque le marché sera plus mature, en y incluant les nouveaux modes de commercialisation des contenus qui pourront apparaître.

D'autre part, seuls les marchés français et américain sont ici évoqués. Il serait intéressant d'élargir l'analyse à un plus grand nombre de pays, les modèles éditoriaux variant fortement en fonction des contextes technologique et institutionnel. En contrepoids de la comparaison France/États-Unis, le cas du Canada serait particulièrement éclairant eu égard notamment à la perméabilité de ses frontières commerciales13, linguistiques et culturelles avec ces deux pays et à la vigueur des initiatives marchandes et non marchandes qu'on y observe dans le domaine de l'édition numérique.

Enfin, bien que les structures concurrentielles très différentes des marchés français et américain jouent incontestablement sur les stratégies tarifaires qu'on y observe, nous n'avons pas cherché à mesurer précisément le poids des relations éditeurs/distributeurs dans la propension à l'hétérothétie. Une étude sur de plus larges échantillons, en panel (c'est-à-dire en observant l'évolution du prix de chaque titre au cours du temps), incluant des variables relatives aux distributeurs permettrait de mieux en rendre compte.

Olivia Guillon
Maître de conférences en économie, Université Paris 13, Sorbonne Paris Cité, CEPN (CNRS, UMR 7234)
Clémence Thierry
Doctorante en économie, Université Paris 13, Sorbonne Paris Cité, CEPN (CNRS, UMR 7234)

Notes

1. Selon Schmutz (2010), le livre numérique est un livre dématérialisé, par opposition au livre sur support papier. Il s'agit d'un fichier informatique que l'on peut lire sur un écran (ou éventuellement écouter), notamment sur un ordinateur, un téléphone ou encore un terminal dédié. Au delà de la variété des supports, les fichiers peuvent être téléchargés en ligne ou hors ligne. Ces fichiers peuvent être sous différents formats : XML/epub, pdf, prc etc.

2. Il n'existe toutefois à ce jour pas d'étude statistiquement significative permettant d'établir si le téléchargement gratuit (légal ou illégal) d'ebooks représente un substitut ou au contraire un complément aux ventes légales papier et numériques. Certains auteurs et éditeurs rapportent que la mise à disposition d'une version gratuite de leurs titres exerce un effet positif sur leurs ventes mais ces expériences portent sur de trop petits échantillons pour être solidement interprétés.

3. Si le prix unique du livre numérique et la TVA à taux réduit ont été officiellement adoptés par la loi française, il n'est pas encore certain que la Commission Européenne valide ces dispositions eu égard au droit européen.

4. Le terme de « dématérialisation »étant critiquable pour désigner le passage du papier au numérique puisque l'ebook se lit sur un support qui est, lui, matériel : reader, ordinateur, téléphone . . .

5. Zelnik et al. (2010) définit le livre homothétique comme un livre « reproduisant à l'identique l'information contenue dans le livre imprimé, tout en admettant certains enrichissements comme un moteur de recherche interne ». Il s'agit donc principalement de la transposition numérique d'une œuvre imprimée. Toutefois, un ebook peut être [End Page 222] « homothétique » sans avoir d'équivalent papier (la version papier n'existe pas pour tous les ebooks puisque certains contenus sont conçus uniquement pour une publication numérique) ou sans que la version papier ait nécessairement précédé la version numérique (la chronologie peut être inversée). À côté des livres homothétiques, se développement des contenus « enrichis », assortis de nouvelles fonctionnalités (Zwirn 2007) : textes à sons, hypertextes . . . Si les livres numériques homothétiques dominent encore le marché, les ventes de contenus enrichis s'accélèrent notamment aux États-Unis.

6. La majorité des acteurs mis en cause ont négocié le règlement des procédures en s'engageant à renoncer à certaines clauses dans les contrats de mandats.

7. On qualifie généralement un bestseller un titre dépassant les 20 000 exemplaires; toutefois, nous avons utilisé une acception plus relative du terme : il s'agit des meilleures ventes constatées chez chacun des libraires que nous avons observés, quel que soit le nombre d'exemplaires vendus.

8. Nous avons fait le choix d'exclure de notre échantillon les catalogues de streaming, d'abonnement, de bundles, etc., dont l'offre était en 2011 encore à la fois trop fragmentée et trop évolutive en France et aux États-Unis pour être statistiquement comparée aux ventes papier. Toutefois, ces offres sont amenées à occuper une part d'autant plus grande du marché que celui-ci mûrira. Un renouvellement de l'étude dans quelques années avec ces nouvelles données sera probablement très instructif.

9. Compte tenu de la faible maturité du marché français, nous n'avons pas choisi ces sites pour leur représentativité en termes de parts de marché mais de composition des catalogues. Ces cinq sites couvrent une grande part de l'offre d'ebooks disponible en France.

10. Aujourd'hui disparu, ce site fédérait les catalogues d'un grand nombre de libraires indépendants souhaitant vendre en ligne.

11. Boivin, Clark, et Vincent (2012) montrent par exemple qu'il existe une différence moyenne de 20 % entre les prix pratiqués par Amazon et Barnes & Noble pour les livres papiers.

12. Le choix des prix minimaux tous libraires confondus est lié à la mise en évidence d'une « logique collective « dans les pratiques de tarification (cf. section précédente) même si, individuellement, les libraires ne pratiquent pas une stricte homothétie tarifaire.

13. Bien que cette ouverture commerciale soit imparfaite (Boivin, Clark et Vincent 2012).

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