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  • Bibliothèque publique et public library : Essai de généalogie comparée
Bibliothèque publique et public library : Essai de généalogie comparée. Sous la direction d’Anne-Marie Bertrand. Presses de l’enssib, 229 p. ISBN 978-2-910227-78-4

Anne-Marie Bertrand est, depuis 2005, directrice de l’École Nationale Supérieure des Sciences de l’Information et des Bibliothèques (Enssib) en France. Conservateur général des bibliothèques, elle a auparavant dirigé les bibliothèques de Roubaix et Nantes. Elle aégalement travaillé à la Bibliothèque publique d’information et à la Direction du livre et de la lecture. Elle a écrit plusieurs ouvrages sur les bibliothèques municipales face aux élus municipaux et sur les publics.

Le présent ouvrage résume le travail que l’auteure a présenté pour recevoir l’habilitation à diriger des recherches. Il s’agit d’un essai destiné à poser une réflexion critique sur le modèle de bibliothèque publique en France. Pour Anne-Marie Bertrand, le modèle issu des public libraries américaines n’a été que partiellement adopté en France, d’où le succès mitigé des bibliothèques publiques françaises (25% de la population fréquente les bibliothèques françaises contre 66% aux États-Unis). L’hypothèse proposée par l’auteure est la suivante : la bibliothèque publique française n’est pas enracinée dans le terreau local, ni vis-à-vis de ses publics ni vis-à-vis des milieux politiques.

L’auteure relève ainsi un certain nombre de différences, selon elle, entre les bibliothèques publiques françaises et les public libraries américaines. Sur le plan historique tout d’abord, les bibliothèques américaines ont été créées par le peuple pour son éducation tandis qu’en France, les bibliothèques du XXe siècle se sont construites en réaction contre les bibliothèques savantes et les bibliothèques populaires, d’où le flou de leur rôle dans la société. Sur le plan politique, les bibliothécaires français attendent beaucoup de l’État tandis que les américains se méfient de l’intervention de l’État fédéral. Ainsi, les normes sont imposées par l’État français tandis que l’American Library Association (ALA) a promu des outils de planification, de gestion et d’évaluation des services afin que chaque bibliothèque se les approprie en fonction de la communauté qu’elle dessert. De plus, les municipalités ont été incitées à créer des bibliothèques à la fin du XXe siècle en France, tandis qu’elles y ont été autorisées dès le XIXe siècle aux États-Unis. En France, les bibliothèques publiques sont des services municipaux, pieds et poings liés par le pouvoir du maire tandis qu’aux États-Unis, la plupart des [End Page R2] bibliothèques sont gérées par un Library board représentant lesélus, mais aussi les citoyens. Les élus décident en France et non la population. Les bibliothèques y sont « sans appui politique ni soutien populaire. Sans ennemis mais sans amis » écrit Anne-Marie Bertrand (p. 91). Les bibliothèques françaises ne font pas de promotion de l’institution, tandis que l’ALA fait du lobbying auprès du gouvernement et des communautés. Les associations des amis des bibliothèques sont puissantes, tandis que leurs consœurs françaises sont considérées avec distance et méfiance par les bibliothécaires. Sur le plan professionnel, l’ALA et ses multiples composants représentent l’ensemble des bibliothécaires de tous les milieux. Au contraire, l’Association des bibliothécaires de France (ABF) est largement menée par les représentants des bibliothèques publiques. De plus, si l’ABF est proche du pouvoir politique, l’ALA constitue si nécessaire un contre-pouvoir, n’hésitant pas à attaquer en justice le gouvernement fédéral quand celui-ci vote une loi allant à l’encontre de la liberté d’information. L’auteure n’aborde toutefois pas unélément de différenciation des professionnels des deux côtés de l’Atlantique qui nous semble fondamental, soit leur formation : en Amérique de Nord, les bibliothécaires sont formés à l’université et détiennent une maîtrise en sciences de l’information. En France, la culture du concours prévaut avec d’un côté les conservateurs que sont les personnes ayant réussi le concours d’entrée à l’Enssib et de l’autre les personnes qui ont réussi les concours de bibliothécaires et sont formés par le Centre National de Formation des Personnels Territoriaux (CNFPT); d’où un clivage important entre les uns et les autres en lieu et place du corporatisme de l’ALA et ses membres. Enfin, sur le plan des modèles proprement dits de bibliothèque, revenons aux propos de l’auteure. La mission éducative des public libraries ne trouve pas d’écho en France où les bibliothécaires ne veulent surtout pas que la bibliothèque soit un substitut de l’école. Pour Anne-Marie Bertrand, les bibliothécaires français privilégient encore les tâches techniques et scientifiques au détriment de la qualité de l’accueil du public (par exemple, les heures d’ouverture sont restreintes). Ainsi, les bibliothécaires américains se préoccupent en priorité du public, tandis que les bibliothécaires français se soucient des non-usagers. Quant aux collections, les bibliothèques françaises possèdent des fonds anciens qu’elles doivent conserver et l’actualité y est moins présente que dans les bibliothèques américaines. Le développement des collections est soutenu par des valeurs différentes de part et d’autre : aux États-Unis, le « Give them what they want ! » prime tandis qu’en France les bibliothécaires sont tiraillés entre l’exigence de qualité de l’offre documentaire (en termes de cohérence et de richesse des collections) et l’attractivité du public. Autre différence pour l’auteure relativement aux collections, en France la littérature abonde au détriment des savoirs pratiques, contrairement aux États-Unis. Ce qui fait que la bibliothèque française est si éloignée de sa communauté.

Il faut garder à l’esprit qu’il s’agit ici d’un essai qui présente une réflexion propre à son auteure. Il ne s’agit pas d’une enquête comparative entre les bibliothèques françaises et américaines suivant les principes de Douglas J. Foskett. Anne-Marie Bertrand y présente une réflexion critique savamment menée qui, toutefois, ne s’accompagne par de recommandations ni de pistes de solutions [End Page R3] aux problèmes et manquements des bibliothèques publiques françaises qu’elle soulève. L’ouvrage est très agréable à lire et très riche sur l’histoire des bibliothèques américaines et françaises. En annexe, on y trouve les textes fondateurs de l’ALA en langue originale et traduits en français. Ce livre s’adresse à tous les curieux des bibliothèques publiques d’ici et d’ailleurs.

Pour ceux qui seraient intéressés à situer les bibliothèques québécoises par rapport à ces deux modèles français et américains, lisez l’excellent billet de Marie D. Martel sur son blogue : http://bibliomancienne.wordpress.com/2010/04/30/la-bibliotheque-publique-le-modele-quebecois/.

Dominique Gazo
Chef de section, Bibliothèque du Vieux-Saint-Laurent, Montréal, dominique.gazo@gmail.com

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