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1 1 Introduction: De l’engagement sociopolitique à la conscience écologique: les enjeux environnementaux dans la critique postcoloniale Étienne-Marie Lassi University of Manitoba Dans Les racines du ciel, un roman dont l’action, située au Nord Cameroun pendant la colonisation, est sous-tendue par la confrontation des idéologies colonialistes, des velléités indépendantistes des autochtones et des idéaux environnementalistes d’un Français nommé Morel, Romain Gary fait dire à un de ses personnages : Pour l’homme blanc, l’éléphant avait été pendant longtemps uniquement de l’ivoire et pour l’homme noir, il était uniquement de la viande, la plus abondante quantité de viande qu’un coup heureux de sagaie empoisonnée pût lui procurer. L’idée de la« beauté » de l’éléphant, de la « noblesse » de l’éléphant, c’était une idée d’homme rassasié, […] une vue de l’esprit élitiste qui se réfugie, devant les réalités sociales hideuses auxquelles elle est incapable de faire face, dans les nuages élevés de la beauté, et s’enivre des notions crépusculaires et vagues du « beau », du« noble », du « fraternel », simplement parce que l’attitude purement poétique est la seule que l’histoire lui permette d’adopter1 . Cet extrait résume parfaitement le risque de s’enfermer dans des oppositions binaires que court le critique tenté de rapprocher les 1 Romain Gary, Les racines du ciel, Paris, Gallimard, 1956, p. 354. 2 théories écocritiques et la pensée postcoloniale. Travaillé par des lieux communs sur l’ordre (post)colonial et la protection de l’environnement, l’extrait de Gary présente l’engagement écologique comme un acte de pénitence par lequel l’Occident, repu, prend tardivement conscience des dégâts irréparables que son confort matériel a coûtés à l’environnement. Cet engagement semble d’autant plus hypocrite qu’il fonctionne comme une conduite d’évitement permettant à l’Occident de se dérober face à l’angoisse crépusculaire qui l’assaillit, la protection des espèces menacées n’étant qu’une manière détournée d’affronter l’anxiété qu’inspire la menace pesant sur sa propre civilisation. Sont ainsi résumées les idées reçues, clairement réfutées par Graham Huggan et Helen Tiffin dans leur essai sur l’écocritique postcoloniale, qui peignent l’écologiste en homme blanc adulte et citoyen du premier monde2 . Parallèlement, le texte de Gary insinue que les pauvres des régions dites sous-développées ou du tiers-monde, accaparés par les problèmes de la survie au quotidien et des injustices socioéconomiques, seraient incapables de militer pour la protection de l’environnement, à moins que ce ne soit pour accuser l’Occident de surexploiter les ressources naturelles et de polluer l’environnement. Ce préjugé en cache un autre, à savoir que les sociétés précoloniales étaient dépourvues de toute conscience écologique. Du reste, un administrateur colonial affirme dans ce roman qu’enseigner la préservation de la nature aux indigènes revient à les monter contre la civilisation occidentale dont le développement industriel est responsable des destructions causées à la nature. Faut-il conclure, étant donné les intérêts pour le moins divergents des puissances occidentales, promotrices des thèses écologistes, et des pays anciennement colonisés, aux prises avec des iniquités socioéconomiques tant au niveau local qu’à l’échelle globale, que les enjeux de développement humain et ceux de la conservation de l’environnement sont inconciliables? Voilà la question à laquelle les 2 Graham Huggan et Helen Tiffin, Postcolonial Ecocriticism. Literature, Animals, Environment, London, Routledge, 2010, p. 3. [18.220.106.241] Project MUSE (2024-04-24 22:00 GMT) 3 essais réunis dans le présent ouvrage tenteront de répondre en s’appuyant sur un éventail d’œuvres littéraires africaines, analysées à la lumière des théories postcoloniales et écocritiques ainsi que d’autres approches multidisciplinaires. Transposée dans le champ littéraire, en effet, les questions du développement humain et de la protection de l’environnement révèlent un rapport pluridimensionnel entre les lettres et l’écologie ainsi qu’une multitude d’approches critiques dont la pertinence varie en fonction des prédispositions sociales, culturelles ou idéologiques des théoriciens de la littérature. Par exemple, Glen A. Love pense l’approche écologique de la littérature par...

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