En éducation, quand les émotions s’en mêlent!: Enseignement, apprentissage et accompagnement

Chapitre 9: L’entreprise, les ingénieurs et les sorciers Distance, rupture et affectivité

Chapitre 9. L’entreprise, les ingénieurs et les sorciers Distance, rupture et affectivité Henri Vieille-Grosjean Professeur Université de Strasbourg (France) À mon père Tous les métiers plaisent autant que l’on y gouverne et déplaisent autant que l’on y obéit […] et tout homme préférera un travail difficile où il invente et se trompe à son gré à un travail tout uni mais selon les ordres. Le pire travail est celui que le chef vient troubler ou interrompre. ALAIN, Propos sur le bonheur Résumé Ce chapitre aborde certaines questions relatives aux postures et aux relations existantes en entreprise, entre agents occupant des niveaux différents dans la hiérarchie. Le traitement de ces questions initiales permet de montrer que la notion de distance peut dans certains cas être élevée au rang de concept mobilisateur puis opératoire, non seulement comme indicateur pertinent de la différence des positions et des statuts, mais aussi comme outil de mesure et d’analyse des ressources émotives investies dans la résolution de situations­problèmes. Les exemples présentés, et les quelques analyses qui les suivent, tendent à indiquer que la distance existante dans une même entreprise, entre différents corps de métier, ou qualifications, ne peut être approchée qu’à travers son inscription dans la complexité. Sont en effet conjuguées l’application stricte des règles et l’implication des intelligences affectives, sous des formes parfois surprenantes qui interrogent les cadres prescrits et les référentiels autorisés. 218 Les identités professionnelles se construisent dans la distance, celle qui sépare des individus dans leur quotidien professionnel, parce qu’ils sont placés à des lieux différents de la hiérarchie ou qu’ils ont des activités particulières. Chacun est repéré comme participant ou dépendant d’un système qui classe, organise et sépare les personnes selon les services qu’ils peuvent rendre, et les tâches que l’on peut attendre qu’ils réalisent. La distance évoquée ici est donc d’emblée à multiples dimensions, socio­ logique, politique, psychologique et symbolique. Ces caractéristiques s’entrecroisent et s’entremêlent dans les différentes situations et relations appartenant au contexte professionnel. Elles ont chacune quelque chose à dire sur la distance, et à se dire, en dépendance et complémentarité réciproques: elles participent également d’une expressivité émotion­ nelle qui bouleverse les cadres référentiels et organisationnels dans leur prétention à la rationalité. Dans les quelques pages qui suivront, nous utiliserons la notion de distance comme un concept opératoire, c’est­à­dire un indicateur pertinent des postures individuelles et collectives dans les situations de travail. Nous montrerons comment cette notion peut s’inscrire dans une perspective compréhensive de l’invention du sujet (Nancy, 1993). En effet, outre le fait qu’elle permette d’analyser le degré d’alié­ nation de l’agent (Marx, 1867) ou d’autonomie de l’acteur (Crozier, 1973), elle peut être objet utile et utilisé pour des effets croisés, en ceci qu’elle permet ou empêche celui et celle auxquels est confiée une tâche, de se situer comme «assignés à résidence» en observation d’une consigne1 , producteurs de sens (Bourdieu, 1980) ou porteurs d’un désir d’affirmation d’une subjectivité (Ritter, 1997). Pour ce faire, seront décrites et interrogées des situations qui questionnent la distance, et les ressources émotives utilisées pour la transformer, pour la supprimer parfois, ou pour la renforcer. 1 . Voir Rosner, cité par Liu (1981), pour lequel les dimensions subjectives de l’aliénation sont l’impuissance, l’impression de non-sens, l’anomie, l’extranéité par rapport à soi-même. En éducation, quand les émotions s’en mêlent ! 219 1. l’approche contextuelle«Πάνταϕ ‘ ει̂ (panta rhei)2» disaient les Grecs; nous appartenons toujours à un monde qui bouge et qui s’organise en mobilités et dépendances, en ouvertures et reproductions, et dont la complexité des changements qui le définissent effraie parfois ceux d’entre nous qui cherchons à le comprendre et à s’y adapter. Certains vont jusqu’à pronostiquer un changement radical de cette civilisation qui ne se définirait plus que par l’éphémère et l’insaisissable, et dans laquelle, chose inédite, ont pu apparaître et disparaître des modes de production et...