La loi du Nord

III. Fort Chamberlain

III FORT CHAMBERLAIN La glace était bonne sur la rivière Athabasca, et, comme je l’ai dit, il n’y avait pas de neige, ou à peine. Au lieu de nous évertuer , les lourdes et longues raquettes aux pieds, à battre la neige devant les chiens, nous étions debout à l’arrière du traîneau, nous retenant à une simple lanière de cuir, emportés par trois attelages fougueux. Et ces attelages étaient encore excités dans leur course par les relais qui couraient librement autour d’eux. La folie de la course me gagnait. Les rivières gelées sont des pistes splendides, mais dangereuses, en ce sens que la glace y est crevassée par endroits. Les chiens sentent ce danger bien avant d’y arriver, et obliquent d’eux-mêmes. Mais ils le font à l’improviste, par de brusques écarts, qui éprouvent durement l’équilibre du conducteur. Selon toutes les règles de la physique, une course pareille, sous une température de moins 15, ou moins 20˚, devrait glacer de froid l’homme immobile derrière son attelage. Mais les lois de la physique sont elles-mêmes très relatives. J’étais baigné de sueur et je savais que mes compagnons , derrière moi, devaient être dans le même état. [ 110 ] LA LOI DU NORD Un chien peut courir pendant des heures, mais pas en traînant une lourde charge. Toutes les heures je poussais le cri«Ohoho» qui a pour vertu d’arrêter presque net les chiens les mieux lancés et je sautais à terre pour attraper le traîneau et l’empêcher de faucher les pattes de l’attelage. À ma grande surprise , Hearne et sa femme semblaient avoir compris le jeu du premier coup, et j’étais étonné de les voir se débrouiller avec autant d’habileté. – Elsie, me dit Hearne, tandis que nous changions d’attelage , Elsie a pratiqué ces dernières années toutes sortes de sports et je crois qu’elle vous étonnera, malgré son apparente fragilité… Moi, ajouta-t-il modestement, je suis moins entraîné qu’elle, j’ai dû mener une vie sédentaire, tout dernièrement… Beaucoup trop sédentaire… Mais j’ai fait de la gymnastique suédoise… Il eut un rire sonore et conclut: – …et beaucoup d’hydrothérapie… La douche froide, Walferdin, maintient le corps en équilibre… Il me sembla qu’après tout Hearne n’avait pas si mal calculé. Au lieu de prendre notre repos pendant la nuit, nous eûmes quelques courtes heures de sommeil dans un endroit abrité où la réverbération d’un pâle soleil sur la neige aidait véritablement à notre confort. À ma grande surprise, ce fut ce diable de Hearne qui me réveilla. Sa tente et celle d’Elsie étaient déjà pliées. Un bon feu brillait et Elsie était occupée à faire frire des tranches de bacon dans la poêle. Les chiens, attelés, étaient couchés dans leurs traits et attendaient. [ 111 ] LA LOI DU NORD – Ils ont mangé, dit Hearne. Nous allons en faire autant et partir. Voulez-vous que je vous aide à replier votre tente? – Hearne! vous êtes étonnant. Mais le tout est de savoir si nous pourrons tenir à ce train endiablé… À quoi nous servira-t-il de partir si vite, si nous sommes fourbus dans quelques jours ? Nous nous conduisons absolument comme des novices. – D’un autre côté, dit Hearne, ne trouvez-vous pas qu’il faut profiter de la glace pendant qu’elle est bonne? Elle ne le sera peut-être pas longtemps. La nuit dernière, tout en voyageant, j’observais les étoiles. Elles étaient grosses et fixes. La lune avait un léger halo, les chiens sentent mauvais, les oiseaux de neige sont agités, les loups hurlent, la température s’est radoucie très vite, le vent a tourné aux quatre points cardinaux pour se fixer à l’est… Je n’ai pas votre expérience du pays… Mais je lirais volontiers dans ces signes l’annonce d’une grosse chute de neige. Qu’en dites-vous? – Vous êtes, Hearne, un homme étonnant. Vos observations sont justes. Et je croirais volontiers que les conclusions que vous en tirez ne le sont pas moins… – En ce cas, Walferdin, croyez-vous que nos chiens peineront plus à courir à toute vitesse sur une bonne glace bien lisse qu’à haler...