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Hiérarchiser les plaisirs Le jeu de push-pin vaut-il la poésie? Carole Talon-Hugon Université de Nice«Tout préjugé écarté, le jeu de push-pin1 a la même valeur que l’art et la science de la musique et de la poésie2 », déclarait Bentham. C’est dire que la valeur des plaisirs ne se mesure pas à la valeur de leur objet, mais à la quantité de satisfaction éprouvée. L’hédonisme posant que le plaisir est summum bonum, non pas bien relatif, mais bien absolu, Bentham en conclut que, à quantité de plaisir égale, le plaisir de jouer aux épingles n’est pas moins précieux que celui de lire Shakespeare. Il compare ici deux objets pris dans des domaines distincts: celui des jeux et celui des arts. La même équivalence pourrait être posée à l’intérieur de l’un comme à l’intérieur de l’autre: le jeu d’échecs vaut le jeu du mistigri; l’œuvre de Marc Levy vaut À la recherche du temps perdu de Proust. Que penser de cet hédonisme artistique 1. Jeu d’enfants utilisant des épingles. 2. Jeremy Bentham, The Rationale of Reward, Londres, R. Heward, 1830, t. II, p. 253. 30 Les plaisirs et les jours et des conséquences relativistes de cette dé-hiérarchisation des plaisirs ? Pour répondre à cette question, je me propose de faire l’archéologie d’une confusion aussi courante que regrettable: celle de l’hédonisme esthétique et de l’hédonisme artistique. L’ÉQUATION DE L’HÉDONISME ARTISTIQUE L’hédonisme qui nous intéresse ici est l’hédonisme artistique, c’est-à-dire appliqué à l’art et non à la beauté en général (hédonisme esthétique). L’hédonisme artistique soutient que le plaisir est la finalité de l’œuvre d’art et que la réussite de cette dernière se mesure au remplissement de cette intention. Un tel hédonisme est, au regard de l’histoire des théories de l’art, de formation récente. Il suppose en effet que soient réunies deux conditions théoriques préalables : l’esthétisation de l’art d’une part et la subjectivisation du beau d’autre part. Considérons tour à tour ces deux points. En affirmant que le peintre doit «s’attache[r] non seulement à la ressemblance des choses mais d’abord à la beauté même3 », Alberti ouvrait un chapitre nouveau dans l’histoire de la peinture et, plus largement, de l’art. En effet, en faisant passer le souci du beau devant celui de la mimesis (le peintre doit s’attacher «d’abord à la beauté4 »), il assignait à la peinture une finalité avant tout esthétique. C’est toutefois trois siècles plus tard, avec la constitution de la catégorie moderne de beaux-arts, que le beau devint l’alpha et l’oméga de l’art. Un certain nombre de pratiques indistinctement désignées par le mot «art» au cours de l’Antiquité gréco-romaine, puis au Moyen Âge, furent sélectionnées et rassemblées dans un sous-ensemble spécifique, promis à un avenir conceptuel aux conséquences incalculables: la peinture, mais pas la chaudronnerie; la sculpture, mais pas la métallerie; l’architecture, mais pas la maçonnerie. Ce qui permit de réunir en un sous-ensemble consistant des activités qui ne se ressemblent guère d’un point de vue poïétique, dont les médias respectifs sont hétérogènes et dont les modes de réception diffèrent, c’est que toutes, au-delà de ces différences, visent la beauté. Or, ce qui spécifie cette catégorie nouvelle, c’est, ainsi que le dit explicitement son nom, sa visée esthétique: à la différence de tous les arts qui, dans cette nouvelle catégorisation , deviendront des artisanats, les beaux-arts sont seulement les arts du beau. Lessing put ainsi déclarer dans son Laocoon: «[J]e voudrais qu’on n’appliquât 3. Leon Battista Alberti, De la peinture. De pictura [1435], éd. et trad. Jean-Louis Schefer, Paris, Macula/Dédale, 1992, L. III, § 55. 4. Si bien que l’imitatio doit être accompagnée de l’electio, comme le rappelle sans cesse l’anecdote de Zeuxis choisissant – pour réaliser un tableau destiné au temple de Crotone – cinq des plus belles vierges de la ville pour imiter ce qu’il y...

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