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Entre souci de soi et société des cœurs Plaisir et discours de la morale au siècle des Lumières Marc André Bernier Université du Québec à Trois-Rivières Qu’il s’agisse des spéculations les plus savantes de la pensée morale ou encore des descriptions les plus badines de la volupté, jamais autant qu’au siècle des Lumières philosophes et écrivains ne semblent avoir à ce point parlé le même langage en dissertant sur le plaisir. Dans les Sonnettes, roman libertin paru en 1749, Guiard de Servigné décrit les jouissances du marquis D*** et de sa maîtresse, afin de mieux dénoncer ensuite tous les systèmes philosophiques ou religieux condamnant les plaisirs, proscription tout aussi insensée que celle qui consisterait à «défendre à un corps sonore de résonner quand il reçoit des vibrations1 ». Deux années plus tôt, dans la Théorie des sentimens agréables2 1. [Jean-Baptiste Guiard de Servigné], Les sonnettes, ou Mémoires de Monsieur le marquis D***, Utrecht, s. é., 1749, p. 57. 2. Jean-Louis Lévesque de Pouilly, Théorie des sentimens agréables, où après avoir indiqué les règles que la nature suit dans la distribution des plaisirs, on établit les principes de la théologie naturelle et ceux de la philosophie morale, Genève, Baillot et fils, 1747. Ce traité reprend et amplifie un article qu’avait déjà fait paraître 152 Les plaisirs et les jours (1747), ouvrage de philosophie morale que l’on doit à un certain Lévesque de Pouilly, les plaisirs, y lit-on également, font «sur nous une impression agréable» en raison du «rapport qu’ont entr’eux les différens mouvemens» des fibres du cerveau, lesquels formeraient à leur tour des accords analogues à «l’ébranlement des corps sonores3 ». Dans ces deux cas, l’expression de «corps sonore» renvoie, on le sait, aux travaux du musicien Jean-Philippe Rameau, qui avait repris cette notion aux Anciens afin de fonder sa théorie des accords harmoniques sur les lois mécaniques de l’acoustique4. Dans ces deux cas, toutefois, l’allusion à la théorie ramiste du corps sonore signale non seulement l’usage que fit le xviiie siècle de la théorie musicale afin de réfléchir sur la nature des sentiments agréables5, mais suppose encore et surtout que le plaisir est conçu chaque fois comme une propriété essentielle de la matière sensible. Qu’on en juge d’après l’article «Plaisir» de l’Encyclopédie qui, à cet égard, résume le sentiment dominant du siècle en rappelant, à la suite de Voltaire, «combien la nature est attentive à remplir nos désirs » car, «si par le seul mouvement elle conduit la matière, ce n’est aussi que par le plaisir qu’elle conduit les humains6 ». En envisageant le plaisir aux confins des sciences de la nature et de l’expérience sensible, en y apercevant même un principe qui soumet les corps, mais aussi les cœurs et les esprits, à une loi aussi impérieuse que celle de l’attraction et de la gravitation universelle, les Lumières en firent assurément l’une des principales sources de la vitalité inventive du xviiie siècle. C’est ainsi que la question du plaisir investit l’ensemble des pratiques littéraires, artistiques ou musicales, tandis que la raison elle-même est invitée, suivant l’expression de la marquise de Lambert, à avoir elle aussi «sa mollesse», puisqu’elle doit moins l’auteur plus de dix ans auparavant («Théorie des sentimens agréables, où l’on établit les principes de la Morale. Par Monsieur de P***», dans Recueil de divers écrits sur l’amour et l’amitié, la politesse, la volupté, les sentimens agréables, l’esprit et le cœur, éd. A.R. [Thémiseul de Saint-Hyacinthe], Paris, Veuve Pissot, 1736, p. 1-87). 3. J.-L. Lévesque de Pouilly, Théorie des sentimens agréables, op. cit., p. 131-132. 4. Voir Jean-Philippe Rameau, Traité de l’harmonie réduite à ses principes naturels, Paris, Ballard, 1722, p. 18-19 et Démonstration du principe de l’harmonie, servant de base à tout l’art musical théorique et pratique, Paris, Durand et Pissot, 1750, p. i et suiv. 5. Sur l’influence qu’a exercée la pensée de Rameau sur les écrivains du xviiie siècle, voir...

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