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Plaisir, jeu et écriture dans la déconstruction derridienne Rudy Steinmetz Université de Liège Au Livre VII de La République, au moment de passer en revue les sciences et les dispositions que doivent acquérir ou posséder ceux qui se livrent à l’étude de la philosophie, Platon mettait en garde contre la précipitation consistant à initier trop tôt les jeunes gens à la dialectique. Leur âme n’étant pas encore assez résolue ni suffisamment dégagée de l’attrait du sensible, ils courent le danger de se détourner de la recherche de ce qui est, de l’eidos dans sa pérennité, sa présence et son identité à soi, pour succomber à la tentation du devenir, de ce qui n’est que simulacre et privé de consistance propre. Si la dialectique a pour fin d’élever l’esprit jusqu’à l’Être auquel il aspire parce qu’il en est issu, la précocité de sa mise en pratique risque fort, au contraire, de l’en éloigner et, par voie de conséquence, de distendre le lien de parenté qui l’y rattache depuis la nuit des temps. Voici en quels termes Socrate décrit à Glaucon les effets nocifs produits par l’emploi prématuré d’un art qui exige, selon lui, une certaine maturité: 134 Les plaisirs et les jours Tu as dû remarquer, je pense, affirme Socrate, que les adolescents, lorsqu’ils ont une fois goûté à la dialectique, en abusent et en font un jeu, qu’ils s’en servent pour contredire sans cesse, et qu’imitant ceux qui les réfutent, ils réfutent les autres à leur tour, et prennent plaisir, comme de jeunes chiens, à tirailler et à déchirer par le raisonnement tous ceux qui les approchent. Oui, ils y prennent un merveilleux plaisir, répond Glaucon. Après avoir maintes fois réfuté les autres, et été maintes fois réfutés euxm êmes, ils en arrivent vite à ne plus rien croire du tout de ce qu’ils croyaient auparavant; et par là eux-mêmes et la philosophie tout entière se trouvent discrédités dans l’opinion publique1. L’égarement des adolescents qui font mauvais usage des ressources qu’offre la dialectique est assimilé par Platon, on s’en rend compte à la lecture de ce passage, à un «plaisir», un plaisir «merveilleux», ainsi que n’hésite pas à le qualifier Glaucon. Et, en effet, s’il est bien une suite qu’entraîne généralement le plaisir, n’est-ce pas celle de ravir, d’émerveiller, précisément, les personnes qui en sont envahies, au point, souvent, de les égarer, de les faire sortir d’ellesm êmes et de les détourner de ce qui devrait être leur préoccupation principale ? En l’occurrence, le plaisir que Socrate et Glaucon stigmatisent a pour conséquence funeste de transformer en une continuelle joute verbale, en un«jeu» oratoire incessant, une méthode argumentative – la dialectique –, qui, correctement exercée, devrait engager un mouvement ascensionnel par lequel l’âme puisse s’élever de l’observation des apparences changeantes du monde à la prise en considération de l’essence immuable du vrai dont elle participe. Au lieu de cela, empêtrée dans une polémique interminable, embarrassée par une controverse sans fin, ballotée de-ci de-là entre des opinions diverses qu’elle émet ou qu’elle reçoit, puisque, aussi bien dément-elle les autres et est-elle ellem ême démentie, l’âme finit par prendre goût à la contradiction et se plaire aux ruses de la réfutation. Elle en vient à se délecter de raisonnements qui tournent à vide, lesquels poussent les jeunes gens «à ne plus rien croire2 ». Semblables à «de jeunes chiens» qui montrent les crocs, les apprentis dialecticiens ont le verbe haut et la dent dure. Ils emploient la force du langage pour «déchirer» les arguments de leurs interlocuteurs et non en guise d’instrument destiné à lever le voile des illusions qui recouvre la vérité vers laquelle ils devraient 1. Platon, La République, trad. R. Baccou, Paris, Flammarion, 1992, p. 298, § 539c; nous soulignons. 2. Il n’est pas étonnant que Glaucon parle d’un plaisir «merveilleux» quand on sait que ce plaisir détourne de toute certitude et noie l’esprit dans les contradictions. La dialectique dévoyée, qui ne débouche sur aucune croyance ferme, ne présente-t-elle pas d’étranges similitudes avec les...

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