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Chapitre 1 Le paysage urbain ou le déguisement du monde Daniel Le Couédic En conclusion de son ouvrage consacré à l’invention de la ville moderne, Philippe Cardinali livre son angoisse devant l’usage inconsidéré des nouvelles technologies dans le domaine de l’urbanisme. Il y voit en effet le désespérant augure d’un «moyen-âge télématique», aboutissement inéluctable à ses yeux d’une confiance sottement placée dans le cyberespace qui, pourtant, ne saurait prétendre aux valeurs intrinsèques du système théorisé par Alberti. Et Cardinali de s’en prendre à «l’espace virtuel», formule incantatoire de «l’idiocratie des technosciences» (2002, p. 861-866). Mais, tout à sa croisade contre les fomenteurs d’un avenir qu’il voit détestable , il en oublie de considérer le présent et le très concret surgissement 22 L’imaginaire géographique de quartiers et parfois de villes entières s’affranchissant, visuellement tout au moins, de toutes les leçons du quattrocento que les Lumières après la Renaissance, puis le Mouvement moderne avaient observées et même ampli­ fiées : le primat affiché de la raison et l’harmonie géométrique spécialement. Le chemin des ânes Un vocabulaire elliptique accompagne l’essor de ces opérations, qui bénéficient parfois d’éminents patronages: Poundbury s’élève ainsi dans le Dorset, sur les terres du duc de Cornouailles – alias Charles, prince de Galles –, qui en fut l’initiateur. On parlera de new urbanism, en référence au mouvement américain qui s’est doté d’une charte éponyme en 1993, de modern architecture, selon la litote d’Hans Ibelings (2003), ou d’alter architecture avec Maurice Culot (1977). Ces néologismes ont paru nécessaires pour décrire des productions gorgées d’images évocatrices d’un passé idéalisé. Il y a quatre décennies, la première apparition notoire de ce phénom ène provoqua l’incompréhension, puis un violent rejet de l’immense majorité des professionnels européens, mais a contrario une formidable adhésion populaire. Port-Grimaud, marina aux allures de vieux port proven çal, conçue et réalisée par François Spoerry (1912-1999) à partir de 1963, fut en effet, au cours des années 1970, le troisième site le plus visité de France après la tour Eiffel et le Mont-Saint-Michel. Aujourd’hui, le mépris de l’architecture alors mise en œuvre subsiste généralement dans l’intelligentsia, mais le dispositif urbain qui en fut le support s’est progressivement gagné des adeptes et même des repentants parmi les modernes naguère intransigeants. En 1974, un guide publié par L’Architecture d’aujourd’hui, dont Claude Parent était un pilier, avait éreinté PortGrimaud et son auteur dans une même vindicte: «Bravo M. Spoerry [votre réalisation] montre avec un impact inégalé la façon dont vous prêchez la décadence» (Amouroux, 1977, p. 4). Notre homme, depuis, comme son confrère et contemporain Pierre Lajus, est venu à résipiscence: «À PortGrimaud , il y a réellement un climat […] C’est un peu exaspérant pour les architectes de ma génération qui ont si peu réussi à créer cette atmo­ sphère de convivialité, tant revendiquée pourtant dans les écrits et les discours» (Parent cité dans Gaillard, 1989, p. 16). Dans une autocritique lucide et courageuse, Parent pointe ici l’incapacité du Mouvement moderne – dont il fut un disciple frondeur mais convaincu – à produire un cadre où l’espace public (au sens d’Habermas) pût se constituer et porter ses [3.144.202.167] Project MUSE (2024-04-23 15:22 GMT) Le paysage urbain ou le déguisement du monde 23 effets. Une telle constatation est aujourd’hui banale. En revanche, l’aveu à mi-mots qu’une formule historiciste puisant dans l’imaginaire y parviendrait en simulant une accumulation opérée dans la longue durée est beaucoup moins fréquent. C’est en effet admettre, ce que les chantres de la raison raisonnante ne sauraient accepter, que l’alliance du hasard et du bon sens, transcendée par une identité collective constituée au fil du temps, serait capable de battre en brèche les théories objectivistes qui fondent l’urbanisme. Certains modernes acceptaient bien l’idée qu’un tel engendrement, donnant quitus à la longue durée, eût parfois...

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