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IV Une de ses amies l’avait appelée en riant Julienne ou l’architecte. Elle avait le goût de la clarté, de la géométrie des lignes, de l’équilibre dans la construction. Elle s’écartait de tout ce qui était obscur, ou penché dans un sens, de ce qui faussait l’harmonieuse balance des choses. Il lui fallait autour d’elle des lois. Enfant, elle avait montré une passion de com­ prendre et de ranger en arrière d’elle, dans un classement méthodique, ce qu’elle avait compris. Cela ne devenait pas dans son cerveau substance incorporée, mais demeurait une acquisition distincte, étiquetée, occupant une place à part. Elle pouvait s’en détacher pour courir à d’autres conquêtes. Son esprit était un instrument de travail, dont elle exigeait tout le rendement possible. Elle lui laissait peu de latitude pour le vagabondage. Elle n’avait jamais été Julienne ou la fantaisie, mais du plus loin qu’elle pouvait se souvenir, au cours de ses études, celle qui prend des notes, fouille les bibliothèques, puis qui clarifie et expurge, qui ne retient, dans les mailles forgées de son intelligence, que ce qui vaut. Il fallait, après avoir rassemblé les faits, convoquer, du fond de la conscience, les témoins, rendre [ 62 ] HÉLIER, FILS DES BOIS jugement. Elle était à la recherche de matériaux qu’il ne s’agissait pas d’empiler, mais avec lesquels il fallait bâtir, selon ses plans à elle. Elle voyait grand, beau, impérissable, lumineux, en somme latin. Tous les arts avaient place dans l’édifice. Elle venait d’un pays où se marquent, d’une arête décisive, les versants de l’ombre et de la clarté: le Midi de la France. Il lui fallait aussi, dans le domaine des idées, la pleine lumière. Elle était entrée, sans résistance aucune, dans les traditions de sa famille composée, depuis des générations, de gens voués à l’étude: hommes de science, professeurs, écrivains, femmes passionnées de musique et d’art, par­ tageant les travaux de leurs maris. À la maison de campagne du Mas du Rey, ces dernières années, son père et sa mère s’enfermaient dans le cabinet de travail où ils écrivaient comme délassement de vacances: la Vie héroïque de Madeleine de Verchères. À quatorze ans, elle avait lu les classiques, à seize, les produits les plus variés de la littérature moderne. À dix-huit ans, on l’envoya à Paris poursuivre ses études. Elle se souvenait qu’un jour, au moment d’entrer dans un restaurant d’étudiants de la rue de Chevreuse, un homme avait poussé la porte devant elle, et s’étant effacé, avait dit, d’une voix qui devait demeurer inoubliable: «Passez donc, mademoiselle.» Un voisin de table murmura: «Tiens! c’est André Gide…» Julienne Javilliers, qui rougissait rarement, avait rougi. L’Immoraliste s’était présenté à sa mémoire. Elle l’avait lu aux vacances, dans le grenier du Rey, où l’on reléguait les livres qu’on ne lui défendait pas, qu’on écartait d’elle seulement, jusqu’à ce que le temps, le hasard ou sa propre curiosité les lui fissent découvrir. [18.221.41.214] Project MUSE (2024-04-26 08:51 GMT) [ 63 ] HÉLIER, FILS DES BOIS Paris représenta une nourriture dont on ne se rassasie pas. Elle se jeta avec avidité sur ce qu’il offrait à son esprit curieux de tout. Elle fut, dans le sens le plus large du terme, une étudiante. Elle pouvait travailler dix heures sans fatigue, se reposait d’une étude par une autre, de la philosophie par l’architecture, du laboratoire de phonétique par la salle de concert, d’une exposition d’art par une visite de musée. On la voyait partout, alerte, de silhouette légèrement penchée en avant à cause de ses hauts talons, sa petite serviette de peau de porc sous le bras, courant aux informations comme d’autres aux affaires. Elle s’écriait parfois, avec le léger balbutiement qui marquait sa parole aux moments d’im­ patience: «J’ai encore oublié mon stylo!» Elle avait la même curiosité pour les êtres. Chaque individu était un sujet d’enquête. Julienne se jetait dans son étude avec la patience et la méthode qu’elle avait vu apporter autour d’elle, par les...

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