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XXI Quelquefois, il lui semblait que si elle demeurait immobile, le temps passerait moins vite. Il devenait une source que l’on pouvait voir couler, à condition de se tenir sur les bords. Par les chaudes après-midi, elle allait s’allonger sur le lit de camp de la hutte près du lac. La porte demeurait ouverte. Elle avait plaisir à se sentir étendue dans le même plan que l’eau, en lui laissant tout l’effort. Le lac nageait vers ses propres bords. À quoi essayait-il d’échapper? Ou bien voulait-il récompenser la rive de l’encercler, en lui chantant cette chanson montante, en répétant, sans se lasser, sa caresse monotone? Se travaillait‑il en profondeur pour vaincre sa surface placide? Ayant fait le tour d’un cercle, revenait-il en arrière, dans la crainte d’en avoir oublié un point ? Cherchait-il la brèche secrète, la moindre résistance, la roche qui soudain fléchit, le liséré gracieux du sable? Un observateur superficiel eût cru à loisir le sapin de la pelouse. Mais il était occupé à recevoir la lumière et à la transformer graduellement en ombre. Il liait le ciel à la terre : il forçait celle-ci à de la reconnaissance pour la tache d’ombre [ 178 ] HÉLIER, FILS DES BOIS qu’elle en recevait par l’intermédiaire de l’arbre. Le tronc se terminait, au sommet, en flèche obtuse, signifiant qu’il renversait ses armes, qu’il refusait de transpercer la douce lumière et l’invitait à venir d’elle-même atterrir sur lui. Les branches supérieures se tendaient vers le ciel, pour accomplir leur ­ besogne, qui était de servir d’échelons où la lumière pût se poser. Les branches inférieures étaient mollement et un peu lourdement fléchies vers la terre pour laisser couler l’ombre, et l’on ne savait où les unes commençaient à se dresser, où les autres se laissaient pendre. Elles refusaient de marquer la divergence. Une unique volonté animait ce double mouvement et il cessait d’être une contradiction. Le même tronc soutenait égale­ ment ces ­ branches, marquait d’une ligne médiane ces dessins qui partaient dans des directions différentes. Lui montait droit. Il était l’esprit de cet arbre. Il permettait aux branches d’accomplir à leur fantaisie la double tâche qu’il ordonnait: celle de recueillir la lumière éparse et d’en faire ce bassin d’ombre où la terre se désaltérait. Il se balançait, d’une façon imperceptible, de la base au faîte, pour rétablir l’équilibre et rassurer ce qui autour de lui souffrait de l’apparente dés­ harmonie. On reprenait confiance en le regardant. Julienne laissa pendre ses mains au bord du lit. Une sorte de méditation fiévreuse s’était emparée d’elle. Et par delà le sapin immobile, le lac continuait l’agitation qu’elle ressentait, qu’il venait recueillir comme un fluide au bout de ses doigts inertes. Elle entendait dans le murmure de l’eau le remous de son propre sang, le bouillonnement de forces qui se livraient un combat en elle. La lumière tomba. Une menace d’orage était dans l’air. [18.223.196.211] Project MUSE (2024-04-20 15:10 GMT) [ 179 ] HÉLIER, FILS DES BOIS Elle n’avait pas vu Renaut depuis quelques jours, et cette absence ne l’aidait pas à démêler ses sentiments. Pendant qu’elle se livrait à ses méditations à l’ombre du sapin royal, elle vit une barque se diriger vers l’anse, mais elle pouvait dire, par le chemin fantaisiste qu’elle suivait, que ce n’était ni Renaut, ni Hélier qui ramaient. Elle reconnut Marcel qui vint se jeter maladroitement contre le ponton. – M. Saint-Cyr est malade depuis deux jours, dit-il. Une attaque de rhumatisme. Ils sont tous comme ça dans sa famille. Il a passé une mauvaise nuit. Il m’envoie voir si vous n’auriez pas de quinine. Julienne demanda des détails. Renaut avait de la fièvre. Marcel était évidemment effrayé si loin de tout secours. – J’avais prévenu Monsieur que ce pays n’était pas bon pour lui, dit-il d’un air de ressentiment. Rien que de l’eau partout. De l’humidité soir et matin. Et il est difficile de se chauffer dans cette baraque. Julienne décida...

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