Hélier, fils des bois

XI

XI Julienne Javilliers, qui ne connaissait pas l’amour, se laissait aller à imaginer l’amour. Elle découvrit avec étonnement qu’elle avait traité bien des thèmes, excepté celui-là. L’amour permettait à la fois le vagabondage et l’immobilité. Il retenait l’âme par le fond: il ne l’empêchait pas de flotter. Il était autour d’elle ainsi qu’un réseau léger, impondérable. On pouvait aller et venir en lui. On gardait le commandement de soi, tout en se laissant envahir, de temps en temps, par une impression de céder. Il répandait la stabilité d’une marge de sable autour de la fluctuation, du tumulte et du conflit de sentiments qui composent la pas­ sion de vivre. On les laissait monter aussi haut qu’ils le voulaient, sachant qu’ils ne dépasseraient pas sa barrière. Ils se briseraient et s’apaiseraient à sa rencontre. L’inquiétude deviendrait écume et la turbulence une vague soumise , au ressort détendu. L’amour en ferait le tour, comme un bras fort. L’âme se mettait en corbeille devant lui. Elle repliait ses membres. Elle s’abandonnait dans sa masse tout en restant souveraine dans ses détails. L’amour ressemblait au som­ meil: il s’imposait. Il n’y avait pas de raisons de lui résister. Mais elle faisait des réserves, en dedans. Elle gardait sa faculté de penser. [ 112 ] HÉLIER, FILS DES BOIS C’était sa partie extérieure, son écorce, sa pulpe, sa chair, qui s’abandonnaient, recouvraient de l’épaisseur d’une ruche un millier d’abeilles recueillies. L’amour devenait une bouée, un point d’attache. Il ramenait à lui les errances. Tout ce qui était parti de l’esprit à l’aventure , pour des recherches passionnées et divergentes, se laissait refermer doucement, en éventail, et reposait en lui ainsi que dans une longueur de nuit. On croyait l’avoir abandonné derri ère soi. Et quand on arrivait à l’extrémité de l’effort, quand l’espoir flexible retirait sa branche, quand la curiosité détendait son réseau, quand on se retournait avec épouvante devant la route qu’il fallait reprendre en sens inverse, l’amour était là, par-­ dessous, qui vous soulevait, qui vous gardait dans votre état de demi-évanouissement, et vous ramenait au point de départ. Il n’avait pas changé, lui. Il ne s’était pas couvert de la poussi ère des aventures. Il conservait sa pureté du matin. Il était le bol de lait mis au frais sur la margelle du puits, sur lequel l’ombre avait posé son couvercle, et qu’on buvait le soir, en rentrant. On se penchait sans lassitude sur son mystère. Il était cause unique et multiples effets. Il se prêtait, comme les eaux du lac, au paysage des sentiments humains. Le miroir restait le même, le reflet toujours inattendu. Ils n’avaient de signification qu’en se faisant des prêts mutuels. Entre l’amour et l’âme se livrait un jeu vagabond. Des deux, l’amour était le plus stable. Il occupait , dès l’origine, sa surface, qui était absolue. Il n’avait pas à faire d’effort pour s’étendre. Il s’était du premier coup poussé jusqu’aux limites de la possession. Il arrivait à l’âme d’oublier [ 113 ] HÉLIER, FILS DES BOIS qu’elle reposait sur ce réceptacle. Elle ne voyait plus le fond d’elle-même, dépassait ses contours, s’évaporait en parfums, s’affaiblissait en courbes, se distribuait en dons inutiles. Elle se laissait attirer par l’aventure du large. L’atmosphère entière devenait un visage énorme qui se penchait sur elle pour la respirer . Elle oubliait dans quelles moelles plongeaient ses racines. Elle distribuait à l’aveugle une substance qui ne lui appar­ tenait pas, qu’elle laissait glisser jusqu’aux pointes aiguës et fragiles de ses antennes pour la secouer sur le monde. Celles-ci ployaient sous le poids, avaient peine à se redresser. L’âme se fripait par les bords, languissait, ne retrouvait plus son centre. Ses canaux se laissaient boucher par une vie impure. La grande source immobile au milieu d’elle ne pouvait plus couler. Elle s’était durcie sous l’oubli comme sous un couvercle de métal. L’amour, en cercle rigide, heurtait, déchirait les parois du c...