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IX Ils étaient assis sur l’appontement, les jambes pendantes au-­ dessus de l’eau. Une longueur de bras les séparait. Ils ne se regardaient pas. Chacun semblait attentif au paysage, et cependant chacun voyait l’autre. L’œil aigu de Julienne notait moins fidèlement que d’habitude les détails. Tout était clair, et pourtant tout semblait brumeux. On ne voyait du moment présent que sa floraison. Ses racines plongeaient dans le passé et échappaient au regard. Il était extraordinaire de n’être séparés que par cette longueur de bras, et cependant de ne pouvoir se rapprocher. Il devait y avoir autre chose entre eux que cette distance matérielle. La silhouette de Hélier s’interposait entre les objets et le regard de Julienne. Hélier s’étendait en une ombre immense sur le lac. Il mettait un voile léger sur les eaux. Il était partout, excepté près d’elle. Elle refusait de se tourner vers lui, de le restreindre à ce court espace qu’il occupait de sa présence réelle. Il ne fallait pas le disputer à la nature, à laquelle il appartenait. La nature n’était pas exclusive comme un cœur de femme. Les choses s’emparaient à tour de rôle de Hélier, sans chercher à le retenir. Hélier n’était qu’un prêt gracieux: il [ 94 ] HÉLIER, FILS DES BOIS restait libre d’aller et de venir. Il se multipliait entre elles, puis était rendu à lui-même, intact. Tous les deux regardaient le lac. Lorsqu’on ne trouve plus de palier en soi pour ses pensées, on en cherche un dans les choses extérieures. Le silence et le lac ne faisaient qu’un. Il semblait que le lac n’eût d’autre but que de produire du silence. Julienne n’avait aucune envie de le rompre. Hélier en était le prolongement. Ce silence rayon­ nait de partout pour aboutir à lui. Il montait par ondes inconsistantes, venues de distances infinies, et il ne prenait de contours qu’en se heurtant à Hélier. Celui-ci formait une tache immobile sur le rivage du silence. Le silence trouvait subitement un rythme et respirait par sa bouche. Julienne entendait distinctement le souffle de son compagnon. Car l’homme continue à respirer dans les grands moments, comme s’il voulait les mesurer à son haleine, les plier, les briser, ne permettre leur écoulement qu’à mesure qu’il est prêt à les absorber. La femme les reçoit d’un cœur dilué, qu’elle n’entend plus battre. Elle se laisse dépasser par eux. Les grands moments pour elle n’ont plus de bornes. Ils n’ont plus de commune mesure avec le temps. Julienne descendait jusqu’à perdre pied un terrain en pente et submergé. Le silence la soulevait sous les aisselles, formait une nappe devant ses yeux. Sa pensée se posait tout d’un coup sur Hélier. Le souvenir de Hélier formait un câble sous les eaux. Il n’y avait plus qu’à s’appuyer à lui, à se laisser ramener, en droite ligne, à la réalité. Il fallait se garder de rompre le silence. Il tombait en une goutte d’une longueur sans fin du ciel. Une parole lui eût servi [18.223.171.12] Project MUSE (2024-04-26 08:33 GMT) [ 95 ] HÉLIER, FILS DES BOIS de palier et interrompu sa chute. La vie ne faisait plus, dans la brume du silence, qu’un chantonnement errant. Elle avait quitté le domaine en alvéoles serrées d’un cœur et d’un cerveau. Elle rompait ses bornes: elle était partout, elle chancelait sur l’espace. Julienne Javilliers sortait de la manufacture des livres. Elle avait longtemps travaillé dans leur poussière. À présent, elle secouait son tablier d’ouvrière, et s’en allait gambader sur des routes fraîches. Elle n’avait plus envie d’étudier. Ses modèles ordinaires lui étaient soudain retirés. On leur en substituait un nouveau, dont elle ne savait comment faire le tour. Elle découvrait Hélier en même temps que cette nature formidable qu’elle n’avait pas soupçonnée. Elle s’arrêtait devant lui comme on s’arrête devant une forêt, avec timidité et rêverie. La forêt domine de sa hauteur et de son épaisseur. Il faut lui demander la permission d’avancer. Elle se referme à mesure qu’elle s...

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