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V Voir clair en soi… Julienne Javilliers avait vingt-six ans. Elle n’avait pas connu l’amour. Là était le secret tourment, la cause de surprise, l’humiliation inavouée. Elle était trop habituée à l’analyse personnelle pour le nier. Elle savait que l’étude ne suffit pas à remplir un cœur de femme. Elle n’avait jamais eu l’intention qu’elle le remplît. L’étude n’était qu’une préparation. Le mariage devait être l’aboutissement normal de ses rêves de jeune fille, et les chances d’un mariage à son goût ne s’étaient pas présentées. Elle avait cru d’abord qu’elle n’aurait que l’embarras du choix, qu’il devait exister des hommes partageant ses goûts, qui parleraient d’autre chose que d’argent, de cinéma, d’automobilisme, ou de la carri ère… Elle était celle qui ne fait pas d’avances, qui ne flirte ni ne minaude, qui ne traite pas tous les hommes, indistinctement , en camarades. Les Français s’en étaient méfiés comme d’une savante, parfois d’une rivale. Les Américains la trouvaient démodée, peu «sport», comme ils disaient, ne répondant pas du tout à leur conception de la jeune fille française. Elle manquait [ 70 ] HÉLIER, FILS DES BOIS à leurs yeux de vivacité et d’imprévu. Il eût fallu, pour leur plaire, dire perpétuellement des choses drôles et être toujours en mouvement. Ils préféraient le genre Mam’zelle Modiste. Tout en elle les déroutait, même sa beauté grave. Elle eût dû être coiffée à la garçonne, avoir un nez retroussé, chanter d’une voix aiguë les refrains à la mode auxquels ils n’entendaient goutte, mais dont l’entrain endiablé leur paraissait une caractéristique bien parisienne. Ils aimaient, quand on leur parlait du «gay Paree», de ses restaurants ou de ses femmes, se donner des airs de connaisseurs, au besoin cligner de l’œil. Il y avait des gentle­ men parfaitement respectables qui prenaient dans la circonstance , et dans celle-là seule, une expression de vieux marcheurs. Avec Julienne, c’était bien difficile. Elle se trouvait mal à l’aise dans le siècle en général, et en particulier dans le genre d’existence qu’elle avait choisi, peu adaptée, peut-être inadaptable. Elle avait le développement intellectuel d’un homme, et une réserve, une dignité, une délicatesse d’âme qui ne sont plus guère de mode chez la jeune fille moderne, principalement chez l’étudiante. Elle avait entendu ses camarades, boursières comme elle, tran­ chant de tout, discourant de tout, en arpentant le pont du bateau qui les amenait en Amérique. Science, art, philo­ sophie, rien ne les faisait reculer. En quelques foulées, de bâbord à tribord, elles avaient le temps de juger le peuple américain. Le genre lui paraissait déplaisant. Quoiqu’elle eût en horreur l’esprit provincial, elle se faisait l’effet, à ces moments-là, de venir d’une lointaine province . Elle n’était pas dans le mouvement. Tout le succès était pour les autres, les hardies, les superficielles, les complaisantes. Elle avait fait un effort, parfois, pour se donner l’allure bon [18.222.179.186] Project MUSE (2024-04-26 09:07 GMT) [ 71 ] HÉLIER, FILS DES BOIS garçon que les timides empruntent pour se tirer d’affaire, mais elle était trop femme pour réussir dans ce rôle. Elle songeait, avec une certaine amertume, qu’elle vivait dans l’amitié des livres, et l’indifférence des êtres. Il existait un malentendu entre elle et le monde. Peut-être y avait-il de sa faute. Une vieille parente venait de mourir, lui laissant un héritage qui représentait l’indépendance. Qu’allait-elle faire ? Renoncer à l’Amérique ? Rentrer en France? Mais pour y mener quel genre de vie? L’oisiveté de la province lui faisait peur, et le cercle des traditions bourgeoises. Elle, qu’on accusait d’être en retard sur son époque, ne rêvait que de marcher avec son époque, mais sans lui rien sacrifier de sa personnalité secrète. Elle avait eu le désir, à un certain moment, de suivre le cours de peinture aux Beaux-Arts de Montpellier, sa ville natale. À présent que le projet devenait réalisable, elle y songeait avec ironie. Allait...

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