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Introduction Vous êtes dans la brume qui avance. Vous êtes ma terre. Vous avez pris possession du vaste monde. Vous m’entourez. Vous me parlez. Vous êtes le monde et vous êtes moi. Vous avez gagné car vos visages sont dans toutes les brumes, vos voix dans toutes les saisons, vos gémissements dans toutes les nuits Jean Giono, Refus d’obéissance,1937 Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir. Et venant je me dirais à moi même: et surtout mon corps aussi bien que mon âme, gardez vous bien de croiser les bras en l’attitude stérile du spectateur, car la vie n’est pas un spectacle, car une mer de douleur n’est pas un proscenium, un homme qui crie n’est pas un ours qui danse. Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal 2 Géopolitique d’une périphérisation du bassin caribéen La Caraïbe ressemble à s’y méprendre à un visage maquillé. Une couche superficielle d’exotisme fait ressortir ses traits les plus attrayants, à l’image de ces photographies des brochures touristiques sur lesquelles on force le bleu de la mer et le blanc du sable, tout en cadrant au plus serré sur les hôtels, les plages et les parties entretenues des centres-villes, incrustant si nécessaire le sourire de quelques enfants ou d’une femme au marché. Derrière cette parure, cependant, se dévoile à qui prend la peine d’observer un visage profondément marqué par une exploitation frénétique des ressources et de la population de la Caraïbe. Des carrières à ciel ouvert des Cockpit Mountains (Jamaïque), dont une compagnie canadienne extrait la précieuse bauxite jusqu’aux bidonvilles des marécages de Beetham, à Port-of-Spain (Trinidad), en passant par les zones franches de Santo Domingo (République dominicaine) et les milliers d’enclaves touristiques, résumant en quelques centaines de mètres les insondables inégalités de ce monde. Comment expliquer le fossé qui sépare la richesse débordante des Brown Men1 de Beverly Hills (Kingston), des bodmè2 de Port-au-Prince ou encore des békés de Cap-Est (Martinique), et la misère sans nom des AfroCarib éens de Riverton City, Cité Soley ou Laventille? Nous proposons dans cet ouvrage d’apporter des éléments de réponse par le recours au concept de «périphérisation». La «périphérisation» La compréhension de ce processus suppose quelques bases théoriques qui doivent être posées d’emblée. Notamment, l’acceptation du processus de«périphérisation» demande d’adhérer, ou au moins de comprendre et de reconnaître la validité relative du modèle centre/périphérie. Nous pensons, avec le géographe André-Louis Sanguin, que «même si le rapport centre/ périphérie est nié dans certaines analyses en géographie ou dans les sciences sociales, il est […] très clair que tout phénomène physique ou humain à l’œuvre sur toutes les catégories de territoires de la planète relève du paradigme, centre – périphérie» (Sanguin, 2007). Ce paradigme, 1. Un Brown Man est un Jamaïcain clair de peau. Étant donné la ségrégation ayant cours dans le pays, le terme est aussi souvent synonyme de«bourgeois». 2. Surnom des «Syriens» de Port-au-Prince qui ont fait fortune dans l’importexport , monopolisant rapidement le front de mer de la capitale (mouvement qui s’est inversé avec le retrait des classes riches du centre-ville). [18.224.30.118] Project MUSE (2024-04-19 09:09 GMT) Introduction 3 qui remonte au début du XXe siècle, mais qui a trouvé un nouvel élan avec les géographes marxistes (l’école radicale) des années 1980, est utilisé« pour décrire un système spatial fondé sur la relation inégale entre deux lieux: ceux qui dominent ce système et en bénéficient, les centres, et ceux qui le subissent, en position périphérique» (Lévy, Lussault (dir.), 2003). Nous prenons appui sur ce paradigme dans son acception moderne, qui s’affranchit de la distance euclidienne et qui l’applique à différentes échelles (Reynaud, 1981). Dans l’analogie, la «périphérie» nourrit le «centre» au sens propre comme au sens figuré. La...

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