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C H A P I T R E 2 LA QUESTION DU TRAITEMENT 1. UN MoNDE EN TENSIoN Les pratiques dans le champ de la santé mentale ne se développent pas en vase clos. Quelles que soient les définitions que l’on en a données, on peut dire que la santé mentale et les problèmes de santé mentale engagent ce qui est proprement humain dans l’être humain et ce qui, dans l’humain, porte plus précisément les traces du langage et de la culture. En parallèle, et quelles que soient leurs causes, on peut considérer que les problèmes de santé mentale sont inséparables d’un malaise social plus général, un malaise que les personnes qui souffrent de ces problèmes perçoivent souvent ou révèlent de manière particulièrement aiguë. On peut aussi penser que la manière d’y répondre et les modèles de pratique développés dans le champ de la santé mentale ne peuvent que refléter, au moins en partie, les forces qui animent la société. Un tel ancrage social et culturel des représentations, des attitudes et des pratiques en matière de santé mentale a été mis en évidence dans d’autres cultures ou dans d’autres sociétés (Kleinman, 1987, 1988; Good, 1994). C’est là le territoire des anthropologues, qui ont montré à quel point les conceptions et les pratiques que développe une société en regard de la santé mentale renvoient à une conception culturelle particulière de la personne et des émotions, ainsi qu’aux manières de penser les rapports entre l’individu, les autres et le monde; ou encore aux rapports établis entre la temporalité de la vie humaine et une temporalité plus longue; ou à la façon dont on délimite les contours de la réalité et dont on se représente ce qui la transcende ou l’enveloppe, à la place donnée à l’imaginaire ou à des savoirs non empiriques relatifs à la réalité des êtres et des choses. 14 LE MOUVEMENT DE L’ÊTRE Par contre, lorsqu’il s’agit de nous, nous avons le plus souvent l’impression d’être situés dans le registre d’une réalité pure, qui se donnerait à nous telle quelle ou à laquelle nous donneraient directement accès les techniques et les savoirs scientifiques, un peu comme si ces derniers nous affranchissaient d’une dépendance à la culture et nous offraient un savoir direct sur les êtres et les choses. Ce monde contemporain, le nôtre, semble soumis à un double développement accéléré: celui de la technique et celui de la bureaucratie. De la technique, on peut dire que d’instrument de maîtrise de la réalité et de progrès, elle semble de manière croissante promue en critère d’une réalité dont elle définirait à la fois les contours et le sens, comme elle fixerait les finalités et les moyens de l’action (Adorno, 1980; Castoriadis, 1990). Le règne de la bureaucratie en étend l’efficacité et impose au monde des schémas d’organisation censés être en phase avec la réalité, transcendant les cultures et les sociétés. On peut dire que l’encadrement des pratiques dans un projet technocratique est le pendant du règne de la technique, sur le plan de la gestion (Kahn, 2004). C’est ainsi que nos experts se font les nouveaux missionnaires des manières dominantes de voir et de faire, tant à travers le monde qu’ici au Québec, traversant les domaines et les champs de pratique. L’alliance entre les logiques techniques et bureaucratiques renforce le poids respectif de chacune; elle colore la scène publique et les pratiques qui lui donnent forme et l’animent, souvent à notre insu. Quels que soient l’efficacité de cette approche et les progrès qu’elle permet, on doit s’interroger sur ce qu’il en est de l’humain dans un monde ainsi redéfini, la nature des postulats implicites qui le régissent et ce qu’ils laissent éventuellement en marge ou rejettent à leur périphérie. Michel Foucault disait ainsi que chaque société se définit autant par ce qu’elle intègre que par ce qu’elle rejette comme non pensable parce que ses catégories de pensée ne lui permettent pas de l’approcher...

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