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16 La ville entre les lignes Jean-François Chassay La ville est depuis longtemps une présence importante dans la fiction, mais les modalités de cette présence se sont beaucoup modifiées, au cours des deux derniers siècles en particulier. À partir de deux recueils de poésie contemporaine de René Lapierre, Piano et Love and Sorrow, cet article voudrait montrer comment certains textes aujourd’hui font apparaître la ville en creux, des signes urbains se manifestant sans que la présence explicite de la ville se marque de manière claire. La ville, phénomène de représentation 320 N ul ne s’étonnera si j’avance l’idée qu’il existe depuis toujours une forte présence des villes dans la littérature, présence dont l’impact est devenu majeur depuis un peu plus de deux cents ans, notamment avec les romantiques. À partir du xixe siècle, grâce au développement de l’industrialisation, la littérature (le roman en particulier) se met à magnifier, parfois à transformer sinon à fantasmer les métropoles, devenues peu à peu mégapoles au cours des dernières décennies . De manière trop schématique sans doute, j’avancerais que le xixe siècle permet au sujet d’investir la ville et de la dompter (c’est le «À nous deux, maintenant» de Rastignac dirigé vers Paris à la fin du Père Goriot, mais aussi l’humanisation des classes ouvrières chez Dickens à travers notamment quelques figures clés). Ainsi, très souvent, elle devient une sorte de support qui sert à cristalliser les désirs de personnages forts, un tremplin pour la singularité de leurs destins indivi­ duels. En ce sens, la ville devient un point d’ancrage, alors que le xxe siècle, peu à peu, va faire de la ville un lieu de dispersion. Lieu de la multiplicité à cause du nombre de ceux qui y vivent, elle devient de manière particulièrement prégnante l’espace où l’indi­ vidu vit le choc de la pluralité incontrôlable des messages produits grâce aux technologies de la communication. En ce sens, la publication de Manhattan Transfer de John Dos Passos en 1925 est emblématique d’un monde où se multiplient les personnages plus ou moins anonymes se croisant dans le labyrinthe urbain. Le roman préfigure l’univers cybernétique à propos duquel Norbert Wiener écrivait, je le rappelle, que le réel peut tout entier s’interpréter en termes d’information et de communication. Depuis le premier tiers du xxe siècle, il existe une foule de textes littéraires où l’individu vit une perte de repères parce qu’il se trouve confronté à l’accumulation des signes urbains, à un espace très chargé sémantiquement où se superpose sans cesse à l’espace réel un espace imaginaire. La polysémie est la trame sémantique de la ville et vouloir la figer, la transformer en musée en lui substituant un univers de cartes postales, a toujours consisté au fond à la faire disparaître en abolissant le mouvement sans lequel son existence même n’a plus de sens. Mais, à partir de là, posons une question candide : aujourd’hui, dans la littérature, où est la ville dans la ville? Posons-là autrement: à partir de quels critères peut-on considérer, à propos d’un texte de fiction, qu’il est crédible d’en parler comme d’une fiction urbaine? L’écrivain Georges Perec, dans Espèces d’espaces, notait: «ne pas essayer trop vite de trouver une définition de la ville; c’est beaucoup trop gros, on a toutes les chances de se tromper1 ». Sage suggestion. La ville est-elle, dans notre monde de communications et de virtualité, partout et nulle part? Le monde des communications s’est toujours lové au cœur de la ville. Aujourd’hui, il en déborde par le biais des réseaux virtuels. Est-ce qu’à cause de cela parler d’une littérature urbaine n’a plus de sens, les frontières étant trop brouillées? En revanche, il ne suffit pas (il n’a jamais suffit, d’ailleurs) de repérer une rue par le biais de l’onomastique pour qu’une ville paraisse habitée (et que les personnages soient habités par elle). Il 1. George Perec, Espèces d’espaces, Paris, Galilée, 1974, p. 119. [3.16.83.150] Project MUSE (2024-04-24 11:56...

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