De la ville au patrimoine urbain: Histoires de forme et de sens

13. Le Corbusier prédateur : Une ville contemporaine de 3 millions d’habitants (1922) et La couronne urbaine (1919) de Bruno Taut

13 Le Corbusier prédateur Une ville contemporaine de 3 millions d’habitants (1922) et La Couronne urbaine (1919) de Bruno Taut1 Il y a quelque 80 ans, Le Corbusier exposait au Salon d’automne son « plan pour une ville contemporaine de 3 millions d’habitants », accompagné d’un texte très bref où, selon ce qui deviendra son ordinaire, il ne cite aucune source. Or, ce projet présente une surprenante analogie avec une proposition de Bruno Taut éditée trois ans plus tôt, Die Stadtkrone, soit La Couronne urbaine2 . 1. Paru originellement dans Urbanisme, novembre-décembre 2002, no 327, p. 83-85. Une esquisse de ce thème avait été publiée sous le titre «Le Corbusier als Raubtier», dans le recueil Le Corbusier im Brennpunkt. Vorträge an der Abteilung für Architektur ETHZ, Zurich, Verlag der Fachvereine, 1988, p. 30. 2. Le Corbusier, Urbanisme, Paris, Crès, 1924, p. 157-184; Bruno Taut, Die Stadtkrone, Jéna, Diederichs, 1919. 2479-Montage_regroupe.indb 235 09-08-26 16:03 236 De la ville au patrimoine urbain À prem ière v ue, ces deux projets n’ont pas grand-chose de commun à part leur trame et la présence d’un parc urbain engagé dans le quartier central ; en outre, les idéologies des deux architectes passent pour diamétralement opposées, donc incompatibles, puisque Le Corbusier s’oriente déjà vers ce qui sera le fonc­ tionnalisme quantitatif de la Charte d’Athènes alors que Bruno Taut milite pour un expressionnisme lyrique sous-tendu par une dimension spirituelle. Pourtant, tous deux partagent certaines orientations : ainsi, l’idéal de l’harmonie qui nourrit (quoique différemment, certes) leur expression architecturale et la notion de centre qui organise leur vision urbanistique. À l’époque qui nous intéresse ici, Le Corbusier n’était d’ailleurs nullement indifférent à la problématique psychophilosophique, ainsi qu’Élisabeth Blum et H. Allen Brook l’ont clairement démontré3 . Enfin, on ne saurait douter que Le Corbusier connaissait les publications de Taut, du moment qu’il qualifie – sous le pseudonyme de Paul Boulard – de«neurasthénie aiguë» et de «détraquement» l’ouvrage monumental sur La Dissolution des villes (Die Auflösung der Städte, 1920) dans le no 27 de L’Esprit nouveau, paru en 19244 . Sa connaissance de l’allemand, ses voyages et séjours entre Munich et Berlin en 1910-1911, sa passion même pour l’art et l’architecture germaniques contemporains font que Taut n’a pu échapper à son attention, au point que Werner Oechslin affirme même, à juste titre, que la réflexion qui se développait en Allemagne constitue «le noyau théorique de Vers une architecture», publié en 19235 . Après la Première Guerre mondiale, Le Corbusier, installé à Paris, retourne sa veste et rompt avec cette culture qu’il avait si intensément admirée durant la décennie précédente. Cela ne signifie nullement qu’il n’ait pas continué à s’en inspirer, voire à l’exploiter. Il abandonne son projet de traité sur La Construction des villes6 , conçu dans l’axe des réflexions de Camillo Sitte, pour passer à une vision beaucoup plus courageuse qui le conduit de la morphologie urbaine à la réorganisation des 3. ÉlizabethBlum,LeCorbusier,Wege.WiedasZauberwerkinGanggesetztwird,BraunschweigWiesbaden , Friedr. Vieweg & Sohn, 1988; H. Allen Brook, Le Corbusier’s Formative Years, Chicago, University of Chicago Press, 1997. 4. Cité par Werner Oechslin dans l’article «Allemagne», Le Corbusier, une encyclopédie, Paris, 1987, p. 33; voir en outre, du même auteur, «Le Corbusier und Deutschland: 1910/1911», dans Le Corbusier im Brennpunkt. Vorträge an der Abteilung für Architektur ETHZ, Zurich, Verlag der Fachvereine, 1988, p. 30. 5. W. Oechslin, «Allemagne», p. 36. 6. Publié à Lausanne en 1992 par Marc E. Albert Emery. La Couronne  urbaine. Droits réservés 2479-Montage_regroupe.indb 236 09-08-26 16:03 Le Corbusier prédateur 237­ métropoles à partir de nouveaux critères déterminés par les conséquences de la ­ révolution industrielle, et en particulier par les moyens de transport qu’elle a engendrés. Mais où donc se situe le point tournant, soit l’expérience qui produit ce qu’il faut considérer comme un changement d’échelle dans la réflexion corbusiérienne? À mon sens, dans l’ouvrage de Bruno Taut sur La Couronne urbaine, du moment que...