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Conclusion
- Presses de l'Université du Québec
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Conclusion D’UNE CULTURE DE LA FASCINATION À LA LIMITATION CULTURELLE DE LA FASCINATION Dans chaque situation, il faut créer un mode d’exposition approprié, inventer la loi de l’événement singulier, tenir compte du destinataire supposé ou désiré; et en même temps, prétendre que cette écriture déterminera le lecteur, lequel apprendra à lire (à «vivre») cela, qu’il n’était pas habitué à recevoir d’ailleurs. On espère qu’il en renaîtra autrement déterminé: par exemple, ces greffes sans confusion du poétique sur le philosophique, ou certaines manières d’user des homonymies, de l’indécidable, des ruses de la langue – que beaucoup lisent dans la confusion pour en ignorer la nécessité proprement logique. Chaque livre est une pédagogie destinée à former son lecteur. Jacques Derrida1 Nous avons besoin d’être fascinés. Notre attention est attirée par une raie de lumière. Les sens, pris au jeu, se réjouissent du puits de chaleur rosée qui s’en dégage. Nous ressentons ce que peut signifier la disponibilité. 1. Jacques Derrida, Apprendre à vivre enfin: entretien avec Jean Birnbaum, Galilée/ Le Monde, 2005, p. 32 384 La fascination – Nouveau désir d’éternité Et il arrive que la lumière passe de raie délicieuse à champ d’attraction , puis à écran géant éblouissant. Mot de passe de la socialité, analogon du (m’)as-tu-vu, vecteur essentiel de l’admiration, la fascination a du tout-terrain dans le corps. Elle n’en est que d’autant plus… fascinante. Il se peut alors que nous ne sachions pas, que nous ne pouvions pas reculer devant elle.«Fais des excès, à condition d’en revenir…» En cela, une grandm ère de mon adolescence avait finement repéré la puissance de la fascination : l’abandon sans retour aux images. Et, de surcroît, un abandon tel que, à la fois, nous ne puissions plus discerner la fin de l’abandon et la fin de l’image. Ainsi l’image est-elle passée d’alliée au sein de l’espace de transition à une obturation tranquille du paysage, à cet écran qui couvre d’une luminescence égale le tournis des objets fascinants. Or, s’il n’est au pouvoir de personne d’abolir la logique à l’œuvre dans le jeu institué des images, s’en détourner est de bonne guerre contre les assauts du doute. Ainsi prospèrent les savoirs accumulés dans la culture euro-américaine, assommée de conformismes et de contraintes innommées. Le bénéfice n’est pas mince: les questions enterrées tout simplement n’existent pas, et la nouvelle dogmatique antidogmatique , forte de ses invocations ultramodernes, suit son cours. (Pierre Legendre)2«Contre les assauts du doute», oui. La fascination fait écran à la perplexité, et c’est même sa finalité implicite lorsqu’elle prétend au plein écran. «Couvrir», tout le champ de l’espace-temps, couvrir, l’expression n’est pas banale. Ainsi, ce plein écran confisque le désir «éternitaire», celui de la suspension du temps, mais ponctuelle, qui frémit lors des bouleversements identitaires. Il en confisque l’ardeur créatrice parce qu’occupant tout l’espace-temps, il ne nous permet pas de douter un instant de l’origine fabuleuse et de la direction complexe de cette propension à désirer cette plénitude du temps. Plutôt, la fascination, dans le miroitement de la plénitude, 2. Pierre Legendre, De la société comme texte: linéaments d’une anthropologie dogmatique , Paris, Fayard, 2001, p. 8. Je souligne. [34.204.181.19] Project MUSE (2024-03-19 12:54 GMT) Conclusion 385 entière et à temps plein, en vient à falsifier le désir d’éternité, de telle manière qu’il ne nous vienne pas à l’esprit que l’éternité – du moins celle du cours de l’existence –, c’est un point d’orgue dans le temps et non pas l’abolition de celui-ci. Au demeurant, quand c’est le cas, le doute se replie prestement dans le confort, lequel, spécifié, modulé, prescrit, vient confirmer le désir identitaire et celui de le prolonger dans cette éternité donnée comme naturellement souhaitée, pour être ensuite consignée dans un statut immuable, en fait une éternité trouvée avant son temps. Et forcément, le confort et la confirmation nous font allègrement voguer vers le conformisme de bon aloi. Se rallier procède ainsi autant...