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Chapitre 9 : Monument sans mémoire, mémoire sans monument : Du dolmen au DVD de la mort d’un pape
- Presses de l'Université du Québec
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9 C H A P I T R E MONUMENT SANS MÉMOIRE, MÉMOIRE SANS MONUMENT Du dolmen au DVD de la mort d’un pape On dit souvent qu’à trop garder le passé dans l’ombre, on éteint le présent. Nous pouvons ne pas nous satisfaire entièrement de cet adage en ceci que cette position ressemble au principe de vases communicants: passé qui se déverse… Or, au contraire, la mémoire tiendrait en deux éléments: en premier lieu, elle appelle la faculté de choisir ce dont se souvenir. Aussi, la mémoire trie largement dans ce qui est mort, ce qui n’est plus, fabriquant le souvenir et, dès lors, d’un côté, laissant choir des pans de vie dans le néant et, de l’autre, immortalisant à sa guise; cela étant, au titre de second élément, la mémoire vient tresser ce souvenir «élu» avec le présent et, encore mieux, avec le futur, en brassant et embrassant une vision humanisante. En fait, la mémoire est à la fois la dynamique et le résultat de ce que nous choisissons , même à regret, entre oublier et nous souvenir. Mieux, elle symbolise le deuil, pas tant dans le chagrin qui l’accompagne que dans son autre versant, comme foyer de rayonnement de ce que fut cette relation ou cet 304 La fascination – Nouveau désir d’éternité engagement1. De cette manière, la mémoire nous donne à affronter l’absence et à la décanter pour instaurer un autre mode de présence, manifeste dans le souvenir, bien sûr, comme aussi dans une altérité en mouvement en nous dont il importe peu, au fond, que nous connaissions la teneur exacte. Car de fait, si la mémoire procède de ce choix, elle le déborde, car hors du souvenir remémoré se trouve l’action de la mémoire dans le treillis de l’incontrôlable. Bref, la mémoire ne s’adonne pas de traces d’individu dont on se targue tant, voire de traces d’humain, mais de traces inusitées de ce qui, par le lent processus de deuil, offre du vivant. Et ce vivant est offert précis ément par le jeu entre la mobilité et la stase (ou l’immobilité), le geste et le silence, la porosité et l’étanchéité, le flux et la permanence. La vitalité du travail de la mémoire offre ainsi une sculpture sans fin, parfois en discontinuit é, parfois en continu. Le souvenir perle, consenti et réchauffé, ce qui n’empêche pas les plaques tectoniques de la mémoire de bouger. Mais encore et toujours la fascination fait sa marque, a-historique et énucléant de la vie le vivace souvenir, trop crispée sur l’élémentalité qui, on le rappelle, se définit par la centration exclusive sur l’ici et le maintenant. C’est ainsi que ce chapitre pose d’emblée la question: au style de deuil correspondrait-il un style de monument? Ou encore: dans quelle mesure ce que nous savons de la disparition du cadavre, comme de l’injonction à garder le rythme de maintien de l’apparence, le tempo de l’agir, et à «passer à autre chose», contribue-t-il à l’affaissement et à l’effacement du monument? De plus, qu’est-ce qui pourrait bien se révéler dans les récents supports du souvenir des morts, de même que dans les significations que nous attribuons au fait mémoriel? Je reparcourrai d’abord une question posée en 2000, à savoir: «Le monument est-il un support indispensable à la commémoration des morts et à la résolution [sic] du deuil2 ?» Reparcours, puisque la fascination sert 1. On comprendra que ce sur quoi porte le deuil – ou son objet – tient dans ce qui fut porteur d’une relation, par un être qui n’est plus, un idéal déchu, et non pas dans la perte d’un bien. La trivialisation du terme «deuil» est analysée dans la suite de cet essai, aussi bien que les conditions actuelles de ce qui «travaille» le deuil, psychiquement et anthropologiquement. 2. «Le monument funéraire est-il un support indispensable à la commémoration des morts et à la résolution du deuil?», Colloque L’avenir des cimetières, Écomusée de l’Au-delà, UQAM et Musée de la Civilisation, Québec, octobre et novembre 2000, Actes du colloque, 2001, p. 128-142...