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Aux origines de l’école moderne, un projet émancipateur incertain Pierre Moeglin Laboratoire des sciences de l’information et de la communication, Université Paris 13 et Maison des Sciences de l’homme Paris Nord L’École moderne doit une grande part de ses progrès entre les XVII e et XIX e siècles à ses emprunts aux modes disciplinaires de l’armée et de l’hôpital. Très tôt, ces emprunts sont théorisés en des traités pédagogiques dont celui, publié en 1654, L’Escole paroissiale ou la manière de bien instruire les enfans dans les petites escoles par un prestre d’une paroisse de Paris, où Jacques de Batencour justifie la nécessité de rompre avec les pratiques des petites écoles. Faites de mignotage et de cruauté, selon l’expression de l’époque rapportée par Roger Chartier et al. (1976, p. 111), ces pratiques tombent sous le coup des dénonciations morales et philosophiques que de Batencour et les autres pédagogues reprennent à la lignée de ceux qui, depuis Socrate, stigmatisent apprentissage par cœur et rabâchage. Montaigne (2001, p. 222), par exemple, écrit: «On ne cesse de criailler à nos oreilles, comme qui verserait dans un entonnoir, et notre charge, ce n’est que redire ce qu’on nous a dit.» Les modes coutumiers d’enseignement ont un défaut plus grave encore: ils ne répondent pas aux buts que la société veut assigner à une éducation qu’elle ne considère plus uniquement comme une dépense, pire comme une œuvre de charité mais aussi comme un investissement. Les références aux modèles militaire et hospitalier confortent donc opportunément les projets de réforme scolaire en présentant les exemples d’une coercition qui, pour n’être pas plus discrète que celle de l’ordre disciplinaire précédent, a l’avantage d’être plus rationnelle. En contrepartie, elle soumet avec plus d’intensité élèves et maîtres à des contrôles contraignants. 270 L’émancipation, hier et aujourd’hui Ce serait une erreur de croire que les principes de cette nouvelle coercition s’imposent d’emblée. En réalité, leur adoption connaît des rythmes variables d’un pays à l’autre selon la vigueur des oppositions idéologiques, religieuses, sociales et politiques qu’elle rencontre. En France, tout au long du XIX e siècle, des mouvements réactionnaires tentent d’empêcher l’élaboration de programmes scolaires nationaux, la constitution d’un corps autonome d’enseignants (dont, pour d’autres raisons, Condorcet ne veut pas non plus), l’obligation scolaire, puis l’allongement de la durée légale de la scolarité et la reconnaissance de l’éducation comme fonction régalienne. Ainsi faut-il plusieurs décennies, à partir de la préconisation officielle de l’enseignement collectif et simultané par le ministère Guizot en 1833, et une fois les communes obligées d’entretenir au moins une école de garçons desservie par un instituteur fonctionnaire public, pour que l’idée d’un service public éducatif voie le jour, que les mêmes méthodes pédagogiques soient partout adoptées, que les manuels se répandent, que le réseau des écoles normales quadrille l’ensemble du territoire et qu’enfin, depuis la communale jusqu’à l’université et aux grandes écoles, s’impose une administration centralisée. Ce retard tient aussi à la complexité du processus. L’avènement de l’institution scolaire met en jeu une triple émancipation: émancipation de l’École par rapport aux forces sociales et politiques qui en veulent restreindre ou contrôler le fonctionnement; émancipation par l’École de ceux qui en attendent épanouissement personnel, avantages individuels et progrès collectif; émancipation à l’École des élèves qu’il faut préserver de l’arbitraire du désordre pédagogique. Ce que nous voudrions montrer ici, c’est que dans l’interrelation de ces trois émancipations l’École moderne puise sa force et sa faiblesse. Sa force est celle du projet global dont elle est porteuse, mais sa faiblesse lui vient de ce que les difficultés de chacune de ces émancipations rejaillissent sur les autres, compromettant la légitimité du projet. 1. ÉMANCIPER L’ÉCOLE? Des trois émancipations, la première est déterminante. Inutile en effet d’engager la moindre réforme pédagogique sans commencer par arracher l’enseignement à la tutelle de l’Église, au poids de la religion...

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