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L’émancipation Réflexions sur la liberté et le progrès moderne Michel Freitag Département de sociologie, Université du Québec à Montréal La question posée dans ce colloque, c’est où en sommes nous avec l’émancipation? Mais pour ne pas préjuger de la direction dans laquelle il conviendra de chercher une réponse, je commencerai pour ma part par la question: où en sommes-nous tout court, précisément maintenant? Une brève réponse à cette question formera mon premier point au terme duquel j’espère établir au moins une évidence: c’est qu’on ne peut plus poser une seule question sérieuse sur ce qui nous concerne de manière vitale (et celle de l’émancipation en est une puisqu’elle est au cœur de l’histoire moderne) sans partir de là où nous en sommes«arrivés» sur terre et avec la Terre après quatre siècles d’«émancipation » politique de l’économie et des technologies, et que la menace d’une catastrophe écologique globale est devenue imminente1. Et comme je ne m’engagerai pas ici à faire la preuve d’un tel jugement, chiffres en main, j’en ferai un axiome en invoquant le principe de précaution défendu par Hans Jonas2. 1. Dans «écologique» comme dans «économie», il y a oikos, la maison. Mais dans les deux termes, le sens concret de cette racine a été effacé dans une réinterprétation purement formelle et systémique du domaine qu’elle désignait: l’oikonomia a pris dès le XVII e siècle le sens de la chrématistique qui lui était originellement opposée normativement, et l’écologie a pu se confondre avec l’«environnement» systémique. D’Aristote à Marx et de Darwin à Luhmann, d’innombrables références pourraient être évoquées au sujet de cette inversion ontologique et normative du sens pratique, d’où mes guillemets. 2. JONAS, Hans. 1992. Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Éd. du Cerf. 90 L’émancipation, hier et aujourd’hui Mon second point s’énonce lui aussi sous la forme d’une question: quel est le lien entre l’émancipation du sujet et cette situation où nous sommes? Je supposerai que nous ne sommes pas arrivés par hasard là où nous en sommes, mais en suivant un chemin que nous avons tracé collectivement de manière intensément réfléchie et volontaire, que ce chemin est celui de la modernité et qu’il fût éclairé par la philosophie des Lumières. Or la philosophie des Lumières s’est elle-même présentée comme une philosophie du progrès par l’émancipation et de l’émancipation par le progrès. D’où la question alors, qui s’adresse directement aux Lumières: l’émancipation de qui et à l’égard de quoi, le progrès selon quelle mesure et en direction de quelle fin ou de quelle valeur? Ma troisième question sera alors celle-ci: par quel cheminement l’émancipation et le progrès ont-ils pu nous conduire dans une situation de catastrophe imminente? S’agit-il d’un dérapage, s’agit-il d’une usurpation, s’agit-il d’une trahison, ou cela était-il déjà inscrit dans la conception de l’homme, de la vie, de la société et de l’histoire3 sur laquelle reposaient la volonté moderne d’émancipation et de progrès, les idées originelles de la liberté et du bonheur formulées directement à partir d’une absolutisation théologique du sujet individuel et non plus à partir d’un idéal d’harmonie et de permanence centré sur la communauté instituée en corps politique. 1. OÙ EN SOMMES-NOUS? Tout le monde sait maintenant que nous sommes déjà engagés dans une catastrophe écologique globale, qui suit le même mouvement que la globalisation du capitalisme, de la société de consommation et du développement tout azimut de nouvelles technologies dont l’emprise sur le monde tel qu’il existe autour de nous et en nous-mêmes4 est 3. Pour une vue élevée sur le concept de l’histoire, voir PATOCKA, Jan. 1999. Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, trad., Paris, Éd. Verdier. Je mettrai d’ailleurs en question dans mon argumentation cette vision bien trop élevée dans laquelle se résume toute la prétention universelle de...

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