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CHAPITRE 6 LE PAYSAGE ENTRE IMAGINAIRES ET RÉALITÉ UN ÉCHANGE ÉPISTOLAIRE ENTRE JACQUELINE SALMON ET RICHARD BAILLARGEON Jacqueline Salmon Richard Baillargeon Charnay, le 19 juillet 2008 Cher Richard, Sans doute en raison de ma récente résidence d’artiste au Québec, j’ai été sollicitée pour collaborer à une réflexion collective transatlantique sur l’imaginaire européen du paysage canadien, et aussitôt je pense à toi puisque de retour de mon voyage sur le Saint Laurent à la quête d’une collection de profils des îles1, nous avons passé une soirée à évoquer nos souvenirs et nos désirs d’îles et d’archipels. Comme j’ai dû alors t’en parler, et pas plus que lors de mon séjour dans le parc de Banff où tu m’avais 1. Un ouvrage, Îles et profils, publié chez J’ai Vu, à Québec, en 2008, réunit des photographies et une recherche de documents de Jacqueline Salmon à un texte de Laurier Lacroix, professeur d’histoire de l’art à l’Université du Québec à Montréal. 108 Le paysage invitée en 19942, je n’ai pu me résoudre à jouir de la beauté des paysages tels qu’on me les présentait. Je ne connais pas toute l’Histoire, toutes les histoires, mais j’en connais trop cependant pour ne pas éprouver un malaise. Je suis chaque fois venue au Canada, au Québec ou en Alberta avec l’idée que j’allais au bout du monde dans des paysages grandioses. À cet imaginaire était liée une idée de la liberté, et c’est cette idée de la liberté qui a été mise à mal. Je me suis trouvée trop souvent dans des paysages à visiter, et je ne suis pas arrivée à «voir» ces paysages; je les ai plutôt «ressentis» avec leurs souffrances attachées: des territoires autrefois vécus devenus incompréhensibles, comme anesthésiés par l’organisation du territoire à laquelle je devais me soumettre pour y accéder. Comme tu le vois, j’ai de gros problèmes avec la relation des Canadiens à leur paysage. Je prends pour exemple le cas de Mingan. La décision a été prise de protéger cet archipel qui est sur le territoire des Montagnais. Les Blancs installés là depuis longtemps y ont de petites exploitations de pêche ou de traverses jusqu’aux îles et à Anticosti3. Parcs Canada a réquisitionn é et acheté à bas prix les îles pour protéger le paysage. Le premier geste de cet organe administratif fédéral a été d’exclure définitivement tous les indigènes et de détruire l’habitat pour mieux sauver la faune (moins l’homme donc) et la flore. Mais cette protection ne va pas sans exploitation touristique. On va alors construire, au bout du monde, des débarcadères, des escaliers, des barrières, des balcons même pour diriger le regard où il doit se poser! Il n’y a plus dès lors, de nature intacte, de découverte libre et inventive du paysage. Il devient un objet pédagogique, on le visite accompagné d’un guide dans un temps minuté. Non seulement les hommes pour qui il était une terre natale ou nourricière ont été évacués, 2. Richard Baillargeon, directeur du programme de photographie au Banff Center for the arts (Alberta, Canada), invite en résidence divers artistes, dont Jacqueline Salmon qui y réalise la série In Deo en hommage à 12 héros amérindiens en 1994. 3. «Le territoire fut marqué par la longue durée d’exploitation de la faune marine et terrestre par les commerçants britanniques et, notamment, par la puissante Hudson Bay Company (HBC), dont le commerce suscita une participation active des Innus et des trappeurs blancs. Puis, à la faveur de l’arrivée de compagnies de pêche jerseyaises, de l’implantation des pêcheurs acadiens et de la fin du monopole territorial de la HBC, vont naître, au milieu du xixe siècle, les premiers villages côtiers; les résidents tireront des îles une part de leur subsistance. Le tournant du xxe siècle voit également l’installation de stations d’aide à la navigation à l’île aux Perroquets (1888) puis à la Petite île au Marteau (1915), qui engendrera pour certaines familles un mode de vie particulier, celui de gardien de phare. Au cours du xxe siècle, alors que s’amorcent...

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