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Pour ne pas entrer à reculons dans le XXIe siècle. Temps choisi et don de citoyenneté Alain Caillé Introduction Seuls nos hommes politiques et nos experts affectent encore de croire qu’un regain de la croissance serait susceptible de résorber le chômage structurel qui s’est abattu sur l’Europe occidentale depuis une vingtaine d’années et de porter ainsi remède à l’ensemble des maux redoutables qui en découlent : sentiment et réalité de l’exclusion sociale, perte de perspectives pour beaucoup, accroissement vertigineux de l’usage des stupéfiants, de la délinquance et des suicides, notamment chez les plus jeunes, etc. Un tel espoir placé dans l’attente d’une croissance miraculeuse surprend d’autant plus qu’il suffit de lire les chiffres produits par ces mêmes experts pour se convaincre rapidement qu’il est illusoire. Faut-il rappeler qu’en France, par exemple, si le taux de croissance moyen s’est élevé à 5 % entre 1950 et 1973, il est retombé à 2 % de 1974 à 1993 ? Or il est couramment admis qu’en deçà de 3 à 3 1/2 %, on ne peut guère s’attendre à mieux qu’une simple stabilisation du chômage à son taux actuel. Et nombreux, dans les entreprises, sont les ingénieurs qui estiment qu’en rationalisant et informatisant encore plus la production, on pourrait se passer aisément de un quart à la moitié de la maind ’œuvre actuellement employée. Il est bien sûr possible de débattre à l’infini des causes du ralentissement de la croissance et de l’explosion du chômage. Les optimistes nous expliquent que les gains de productivité n’impliquent nullement par eux-mêmes les licenciements puisque l’économie de capital réalisée ici doit permettre d’investir là ; où que l’internationalisation de l’économie et la mise en concurrence de la main d’œuvre des pays riches avec celle des pays à bas salaires ne sont pas 82 Contre l’exclusion : repenser l’économie automatiquement facteurs de chômage puisque les concurrents nouveaux sont également des clients nouveaux. Rien n’est automatique il est vrai. Tous les arguments en la matière sont a priori plausibles et défendables puisque aucune causalité sociale et économique n’est jamais simple ni linéaire. Mais si, délaissant la querelle sur les causes, l’on se borne au simple constat des faits, la conclusion n’est guère douteuse. Partout en Europe, les politiques de lutte contre le chômage ont échoué. Là où il s’est résorbé, aux États-Unis en particulier, c’est au prix d’une diminution ahurissante des rémunérations les plus basses. Et, aux États-Unis comme en Europe, lorsque de nouveaux emplois sont créés, il s’agit, dans des proportions écrasantes, d’emplois à durée déterminée. Incertains et précaires, donc, le plus souvent. Tirons-en la conclusion qui s’impose. Personne ne peut dire avec certitude si dans les dix à vingt années à venir le pourcentage de ceux qui vont se retrouver exclus des rangs du salariat ordinaire et stable s’élèvera à 10, 20, 30 ou 50 % de la population en âge de travailler. Mais ce qui est certain, c’est qu’il n’y aura désormais plus d’emplois salariés à plein temps pour tous pour toute la vie. Que cette situation plus que prévisible, déjà partiellement réalisée, soit lourde de menaces, qu’elle implique la dislocation profonde de tous les mécanismes par lesquels a été assuré bon an mal an l’équilibre de nos sociétés depuis cinquante à cent ans, voilà qui est peu douteux. Dans son dernier livre, Les métamorphoses de la question sociale (Fayard), le sociologue Robert Castel montre admirablement comment, après avoir été longtemps signe d’opprobre social, la condition salariale était devenue pour nous l’incarnation par excellence de la normalité, et partant de la moralité et de la dignité sociales. Depuis cinquante ans ou plus, l’existence des hommes et des femmes modernes, leur « cycle de vie », ont été, à une écrasante majorité, ceux d’hommes et de femmes salariés. Les anciens oisifs avaient en effet largement disparu : ceux qu’on pourrait appeler les oisifs d’en bas, vagabonds, saisonniers, travailleurs intermittents, comme ceux qu’on pourrait appeler les oisifs d’en haut, aristocrates sans travail et autres rentiers. Pour les plus riches comme pour les plus pauvres, depuis quelques décennies...

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