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Les problèmes de l'européocentrisme et de l'évolutionnisme dans la pensée de Marx sur le colonialisme
- Presses de l'Université du Québec
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LES PROBLÈMES DE L’EUROPÉOCENTRISME ET DE L’ÉVOLUTIONNISME DANS LA PENSÉE DE MARX SUR LE COLONIALISME Stephen KATZ (Traduit par C. DEBLOCK) La pensée et les écrits de Marx sur le colonialisme et sur le monde non capitaliste présentent deux contradictions ou, si l’on veut, deux inconsistances. Premièrement, en dépit de ses préoccupations pour les peuples colonisés et soumis aux effets destructeurs de l’impérialisme, la pensée de Marx n’est pas exempte d’européocentrisme et d’évolutionnisme. En second lieu, c’est surtout dans leurs écrits de jeunesse que Marx et Engels tombent dans un tel travers, rarement après. Les travaux théoriques de Marx, considérés comme essais scientifiques, n’adoptent cependant pas le schéma historique unilinéaire, ni le style d’un certain type de journalisme d’enquête. Ces inconsistances, nous devons les faire ressortir et les accepter, faute de quoi nous risquons de nous diriger vers des positions extrémistes qui, soit rejetteront les contributions de Marx, soit de façon apologétique nieront l’existence même de ces problèmes. L’objet de cet article est de mettre en relief la part d’européocentrisme et d’évolutionnisme dans la pensée de Marx sur les questions coloniales et, compte tenu de ces circonstances, de voir où, exactement, la critique a pu être portée contre lui. En examinant les aspects pertinents de l’œuvre de Marx, et aussi de celle d’Engels (celuici n’a pas seulement interprété la pensée de Marx, il lui a aussi apporté collaboration et inspiration), nous pourrons arriver à mieux comprendre la vision véritable qu’avait Marx du colonialisme et ainsi clarifier l’argumentation de ceux qui l’ont critiquée. Mais tout d’abord, qu’entendons-nous par européocentrisme et par évolutionnisme ? Le terme d’européocentrisme signifie que la culture, l’histoire et le développement économique de l’Europe constituent le cadre conceptuel qui permet de comprendre le reste du monde. L’européocentrisme situe l’Europe au centre du monde. Il considère aussi que son histoire est la plus « avancée » et que les populations qui y vivent sont les plus « modernes », de même qu’il ignore les diversités 154 UN SIÈCLE DE MARXISME évidentes et les différences fondamentales dans le monde non européen. L’européocentrisme est une idéologie « suprémaciste » qui a grandi de pair avec l’impérialisme. L’évolutionnisme est lié à l’européocentrisme dans la mesure où : 1) il soutient que les catégories précapitalistes de l’histoire européenne évoluèrent selon une série d’étapes nécessaires et inévitables ; 2) ces étapes (une fois abstraites de l’histoire de l’Europe) peuvent être utilisées pour conceptualiser toute l’histoire et tout développement non européen en lui donnant une forme prédéterminée ; et 3) puisque le thème de l’évolutionnisme, c’est la progression du simple au complexe, il s’ensuit que le capitalisme (ou le communisme ) représente le niveau d’organisation sociale le plus élevé, reléguant ainsi tous les peuples non capitalistes à l’état d’inférieur et de moins évolué. L’évolutionnisme est une idéologie qu’on retrouve aussi bien dans les théories non marxistes que marxistes. Avec ces deux définitions, nous pouvons maintenant examiner les écrits de Marx sur le colonialisme. LES ÉCRITS SUR LE COLONIALISME DANS LE NEW YORK DAILY TRIBUNE Il y a peu de doute, comme nous le rappelle Melotti, que l’idée de progrès traverse toute l’œuvre de Marx, à cause de ses sources mêmes que sont l’économie politique anglaise, la philosophie classique allemande et le protosocialisme française. Le progrès, c’est l’héritage de la tradition idéaliste de Leibniz et Voltaire qui atteindra son apogée chez Hegel, une tradition à voir dans l’histoire une application philosophique de la raison et de la rationalité. L’intérêt de Marx pour cette tradition est évident dans ses premiers travaux avec Engels, et notamment dans L’Idéologie allemande et Le Manifeste du parti communiste où un schéma historique universel sert explicitement de base théorique. Il faut souligner que Marx a vécu à une époque fortement marquée par la croyance dans le progrès. Ceci nous porte à penser...