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Marx et le projet marxiste
- Presses de l'Université du Québec
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MARX ET LE PROJET MARXISTE* Christian DEBLOCK Le développement des sectes socialistes et celui du mouvement ouvriez réel sont constamment en rapport inverse. Tant que ces sectes se justifient (historiquement) la classe ouvrière n’est pas encore mûre pour un mouvement historique autonome. Dès qu’elle atteint cette maturité, toutes les sectes sont réactionnaires par essence... L’Internationale a été fondée pour remplacer par l’organisation effective de la classe ouvrière en vue de la lutte, les sectes socialistes ou demi-socialistes. Dans l’histoire de l’Internationale, on a vu se répéter ce que l’histoire montre partout. Ce qui est vieilli cherche à se reconstituer et à se maintenir à l’intérieur mime de la forme nouvellement acquisel . Accomplir cet acte de libération du monde, voilà la mission historique du prolétariat moderne. En approfondir les conditions historiques et par là, la nature même, et ainsi donner à la classe qui a mission d’agir, classe aujourd’hui opprimée, la conscience des conditions et de la nature de sa propre action, voilà la tache du socialisme scientifique, expression théorique du mouvement prolétarien2 . Le « projet socialiste » de Marx n’est pas né d’une génération spontanée. D’un point de vue théorique, comme le soulignera Engels, il a dû d’abord se rattacher au fonds d’idées préexistant, c’est-à-dire non seulement aux premiers penseurs critiques du capitalisme mais aussi à leurs prédécesseurs, notamment les philosophes des Lumières du XVIIIe siècle3 . D’un point de vue politique, ce projet se rattache aux luttes de plus en plus vives qui opposent, dans ce XIXe siècle que la bourgeoisie triomphante voudrait être le sien, les masses populaires à ses nouveaux maîtres. Le « projet socialiste » de Marx demeure cependant éminemment original. Au communisme « critico-utopique » des premiers penseurs socialistes Marx opposera un communisme de libération dont les fondements théoriques se trouvent dans la conception matérialiste de l’histoire qui sera la sienne et dont les fondements politiques se trouvent dans le mouvement organisé et indépendant de la classe ouvrière pour la conquête du pouvoir politique et la transformation révolutionnaire des institutions existantes. *L’auteur remercie Roch Denis pour ses remarques fort pertinentes. La version finale de ce texte n’engage toutefois que son auteur. Sauf indications contraires nous utiliserons les termes socialisme et projet socialiste dans leur sens le plus large. Nous empruntons le terme de « projet marxiste » à Serge Latouche, Le projet marxiste, Paris, P.U.F., 1975. 94 UN SIÈCLE DE MARXISME Dans le texte qui suit, nous nous proposons d’identifier et d’étudier un certain nombre de points sur lesquels s’opèrent la démarcation et la rupture entre les idées socialistes de la première moitié du XIXe siècle et celles que défendra Marx dans ce que nous appellerons son « projet socialiste ». LES PREMIERS SOCIALISMES Les premiers penseurs socialistes occupent grosso modo une période qui va des débuts de la révolution industrielle en Angleterre vers les années 1750 aux révolutions européennes de 1848 qui marquent le victoire de la bourgeoisie libérale triomphante. Durant ces quelque cent années, le monde, du moins le monde européen, se transforme profondément à l’image de l’Angleterre. En fait, c’est à une« double révolution4» à laquelle on assiste durant cette période : à une révolution dans l’organisation économique de la société avec l’extension du salariat et de la production marchande, tout d’abord ; à une révolution dans les institutions politiques avec, notamment en France, l’abolition des privilèges le 6 août 1789 et la fameuse Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789. Foyers de cette double révolution, l’Angleterre et la France vont représenter, chacune à sa manière, ce nouvel ordre économique et social qui s’impose progressivement, non sans violence ni résistance, comme le rappellera Polanyi dans La grande transformations, à l’Europe entière, puis au monde entier. La révolution industrielle en Angleterre, c’est une révolution qui, avant d’être technique, est d’abord une révolution dans la manière de produire, dans la manière d’organiser le travail, dans la manière d’organiser les relations économiques au sein de la société. Les changements...