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Marx, philosophe de la critique et critique de la philosophie
- Presses de l'Université du Québec
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MARX, PHILOSOPHE DE LA CRITIQUE ET CRITIQUE DE LA PHILOSOPHIE Josiane BOULAD-AYOUB Lénine, parlant des trois sources et des trois parties constitutives du marxisme écrit : L’histoire de la philosophie et de la science sociale montre en toute clarté que le marxisme n’a rien qui ressemble à du« sectarisme » dans le sens d’une doctrine repliée sur elle-même et ossifiée, surgie d l’écart de la grande voie du développement de la civilisation universelle. Au contraire, le génie de Marx est d’avoir répondu aux questions que l’humanité avancée avait déjà soulevées. Sa doctrine naquit comme la continuation directe et immédiate des doctrines des représentants les plus éminents de la philosophie, de l’économie politique et du socialisme. La doctrine de Marx est toute-puissante parce qu’elle est juste. Elle est harmonieuse et complète. [...] Elle est le successeur légitime de tout ce que l’humanité a créé de meilleur au XIXe siècle : la philosophie allemande, l’économie politique anglaise et le socialisme française. Le rappel de la célèbre référence de Lénine à la trilogie des discours dont hérite le marxisme et qu’il critiquera pour les « accomplir » et « changer le monde » me semble assez approprié dans cet ouvrage interdisciplinaire qui dresse le bilan de la pensée de Marx, à l’occasion du premier centenaire de sa mort. La formule invite à revenir sur le trinôme de la production intellectuelle qui marque la genèse du marxisme et qui éclaire son développement. Pour ma part, je m’en tiendrai ici à l’examen de l’une de ces « trois sources », savoir la philosophie allemande dont l’évocation me semble indispensable pour éclairer la lecture des thèses sur Feuerbach et pour comprendre la fortune philosophique du marxisme. Je situerai, d’abord, les figures philosophiques qui apparaissent dans le milieu théorique où se forme le jeune Marx : pour un philosophe, moins que pour personne, il n’est indifférent de savoir contre qui tout d’abord il s’est fait. À partir du séjour de Marx en philosophie allemande, et en particulier à partir de ses thèses sur Feuerbach, je retracerai, ensuite, la ligne de démarcation qui s’établit entre l’ancien 78 UN SIÈCLE DE MARXISME matérialisme et le « matérialisme nouveau » : Marx, philosophe de la critique et critique de la philosophie. Enfin, dans un troisième et dernier moment, je m’interrogerai, brièvement, sur le statut de la philosophie marxiste, aujourd’hui : la question des rapports entre marxisme et philosophie ne recouvre-t-elle pas, en effet, une contradiction réelle si — Marx et Engels l’ont dit eux-mêmes dès L’Idéologie allemande2 — le marxisme, le nouveau mode de pensée à la fécondité révolutionnaire met fm à la « ci-devant philosophie3» ? MARX ET LA CONJONCTURE PHILOSOPHIQUE ALLEMANDE En Allemagne, ainsi qu’en témoignerait la philosophie hégélienne au service de l’État prussien, le réel politique au XIXe siècle a été enveloppé par la philosophie : par la « justification idéologique » qu’elle en donne, celle-ci s’est interposée sur l’écran de la conscience politique comme la copie légitime de cette réalité, voire comme cette réalité elle-même4 . Aussi, avant d’aborder la critique de la réalité politique allemande, Marx se trouvera confronté à une tâche préliminaire : la critique de la philosophie allemande de l’époque5 . Vers 1843-1845, sur le front philosophique allemand, c’est la guerre de succession hégélienne qui constitue le fait majeur occupant les esprits. La droite hégélienne privilégie le « système » du Maître, soutenant ainsi son interprétation conservatrice des rapports entre l’Idée et le réel. Par contre, la gauche hégélienne lui oppose une interprétation révolutionnaire en donnant le primat à la « méthode » dialectique du philosophe, laquelle est entendue dès lors comme doctrine d’action. Les jeunes hégéliens soutiennent déjà la thèse — que Marx reprendra bientôt — de l’inversion nécessaire de la doctrine hégélienne : ce n’est pas l’Idée qui influe sur le développement de la réalité politico-sociale mais, au contraire, le développement de l’Idée est tributaire des conditions politiques et sociales. Le milieu philosophique, que Marx fr...