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8. LES STRUCTURES DISCURSIVES LA SYNTAXE DISCURSIVE DU SACRE Au moment d'aborder la description syntaxique detaillee des enonces discursifs aspectualises par Ie sacre intensif, il est opportun de rappeler I'articulation fondamentale qui preside a la conduite de notre analyse. En regard des postes semiotiques etablissant Ie modele immanent, nous avons dispose les differentes positions du sacre qui leur correspondent1. (I'emphase Ipouvoir manifester S1 Iinguistique intensementi X simple) (I'intensif de Ine pas pouvoir ne S2 I'intensif: les pas manifester sacres originels) intensementl S2 Ipouvoir ne pas manifester intensementi S1 Ine pas pouvoir manifester intensementi (I'attenuation de I'intensif: les sacres derives des sacres originels) (absence d'intensif: 1. Ie sacre comme tabou 2. Ie sacre ambigu) Ce modele semiotique inscrit les parcours semiotiques de I'intensite dans sa manifestation proprement quebecoise: Ie sacre. Deux orientations l. II faut se garder de confondre I'invariant semantique represente par I'intensif de I'intensif (poste semiotique S2) et les variables stylistiques qui I'actualisent dans Ie discours. La constante, devolue it la semantique profonde, est de soi indifferente aux variantes expressives qui la diffusent au niveau de la surface discursive. Envisagee sous cet angle, la proliferation des sacres originels apparait comme une immense redondance d'une unite semantique fondamentale offrant, par Ie fait meme, un sens et une direction it I'interpretation sociosemiotique. 172 L’EMPIRE DU SACRE sont seules possibles: la direction ascendante et la direction descendante. Le premier mouvement assure une intensification croissante. Le second effectue sa dEkroissance. Deux demi-circuits jalonnent cette partie de notre analyse. Le premier dessine Ie mouvement croissant d'intensite forme par la succession logiCLue des postes Ine pas pouvoir manifester intensement/ (poste semiotique 51), Ipouvoir manifester intensementl (poste semiotique ~1)' et Ine pas pouvoir ne pas manifester intensementl (poste semiotique 52). Au poste semiotique 51, loge Ie sacre tabou; au poste 51 sont disposes les intensifs linguistiques simples, denotatifs, qui excluent Ie sacre, mais Ie passage par ce poste est obligatoire pour acceder au suivant auquel iI est joint par une relation de presupposition; au poste suivant, 52, s'accumulent les intensifs complexes, ou les intensifs d'intensifs, connotatifs, en I'occurrence les sacres originels. L'ascension ace dernier poste semiotique Ine pas pouvoir ne pas manifester intensementl marque, par son intensification maximale, Ie terme du mouvement d'amplification. Le sacre originel s'offre, en effet, comme I'intensif d'un autre intensif. Ce premier demi-circuit peut etre ainsi trace: Parcours de I'intensite croissante (intensifs denotatifs) (intensifs connotatifs: les sacres originels) (tabou"isme du sacre) Quant au second demi-circuit, il emprunte un parcours en sens inverse. La decroissance de I'intensite a pour point de depart Ie poste 52 ou vient d'etre enregistree I'intensite maximale Ine pas pouvoir ne pas manifester intensementl, puis se poursuit en accedant au poste contradictoire 52 Ipouvoir ne pas manifester intensementl ou abondent plusieurs centaines de sacres euphemiques charges d'attenuer Ie caractere emphatique des sacres originels. La diminution de I'intensite s'acheve en parvenant au poste 51 Ine pas pouvoir manifester intensementl, c'est-a-dire par I'effacement de la trace du sacre. Vide de son energetisme, par son eloignement maximal du sacre originel, Ie lexeme substitut du sacre devient inapte a la manifestation intensive: il passe pour etre I'attenuatif d'un attenuatif. On peut completer de la fa<.;on suivante Ie parallelisme antithetique que Ie second demi-circuit semiotique construit en decrivant I'intensite decroissante: Parcours de I'intensite decroissante (les sacres derives) (les sacres originels) (les sacres ambigus) sont seules possibles: la direction ascendante et la direction descendante. Le premier mouvement assure une intensification croissante. Le second effectue sa dEkroissance. Deux demi-circuits jalonnent cette partie de notre analyse. Le premier dessine Ie mouvement croissant d'intensite forme par la succession logiCLue des postes Ine pas pouvoir manifester intensement/ (poste semiotique 51), Ipouvoir manifester intensementl (poste semiotique ~1)' et Ine pas pouvoir ne pas manifester intensementl (poste semiotique 52). Au poste semiotique 51, loge Ie sacre tabou; au poste 51 sont disposes les intensifs linguistiques simples, denotatifs, qui excluent Ie sacre, mais Ie passage par ce poste est obligatoire pour acceder au suivant auquel iI est joint par une relation de presupposition; au poste suivant, 52, s'accumulent les intensifs complexes, ou les intensifs d'intensifs, connotatifs, en I'occurrence les sacres originels. L'ascension ace dernier poste semiotique Ine pas pouvoir ne pas manifester intensementl marque, par son intensification maximale, Ie terme du mouvement d'amplification. Le sacre originel s'offre, en effet, comme I'intensif d'un autre intensif. Ce premier demi-circuit peut etre ainsi trace: Parcours de I'intensite croissante (intensifs denotatifs) (intensifs connotatifs: les sacres originels) (tabou"isme du sacre) Quant au second demi-circuit, il emprunte un parcours en sens inverse. La decroissance de I'intensite a pour point de depart Ie poste 52 ou vient d'etre enregistree I'intensite maximale Ine pas pouvoir ne pas manifester intensementl, puis se poursuit en accedant au poste contradictoire 52 Ipouvoir ne pas manifester intensementl ou abondent plusieurs centaines de sacres euphemiques charges d'attenuer Ie caractere emphatique des sacres originels. La diminution de I'intensite s'acheve en parvenant au poste 51 Ine pas pouvoir manifester intensementl, c'est-a-dire par I'effacement de la trace du sacre. Vide de son energetisme, par son eloignement maximal du sacre originel, Ie lexeme substitut du sacre devient inapte a la manifestation intensive: il passe pour etre I'attenuatif d'un attenuatif. On peut completer de la fa<.;on suivante Ie parallelisme antithetique que Ie second demi-circuit semiotique construit en decrivant I'intensite decroissante: Parcours de I'intensite decroissante (les sacres derives) (les sacres originels) (les sacres ambigus) [18.119.107.161] Project MUSE (2024-04-20 15:22 GMT) Le sacre, au même titre que la sexualité ou la scatologie, constitue dans la société québécoise un sujet tabou2 . Les règles de bienséance, en effet, interdisent, dans la communication sociale, l’usage abusif des termes qui y réfèrent. Dans les rapports sociaux ordinaires, il est jugé malséant d’évoquer la défécation et ses résultats, tels les excréments, tout comme les organes qui entrent en jeu lors de cette opération solitaire. Il suffit de noter l’abondance des euphémismes par lesquels on désigne pudiquement, par une métonymie, le lieu où l’on satisfait ses besoins naturels : les privés, les toilettes, la salle de toilette, la chambre de toilette, le cabinet de toilette, les cabinets, les lavabos, Adam, Éve, Lui, Elle, Hommes, Femmes, les communs, les W.C., les latrines, etc. De même, selon le code de la bonne éducation, il est réputé grossier de faire mention, dans les rencontres sociales, des organes sexuels ou des parties du corps qui les avoisinent ou encore des actes par lesquels s’accomplit le coït ou la reproduction humaine3 . 2. Les mots tabous et le vocabulaire argotique possèdent le trait commun d’appartenir à la classe des lexèmes figuratifs. Ils s’opposent ostensiblement par leur fonction sociale. Ainsi, « tandis que l’argot vise à l’exclusion de la majorité pour permettre une communication ésotérique à l’intérieur d’une minorité, le propre des mots tabous est leur limpidité absolue : ils présupposent l’inclusion et doivent être à la portée de tout le monde. [...] Car l’emploi des mots interdits ne traduit pas le désir d’être en dehors d’une langue donnée — qui pour des raisons historiques et politiques serait ressentie comme oppressive— mais un désir de transgression au sein de la langue, et qui s’effectue pour ainsi dire contre la langue elle-même » (Nancy HUSTON, Dire et interdire. Eléments de jurologie, Paris, Payot, 1980, p. 18.) 3. « Sous ce rapport [à savoir la mention de tout ce qui concerne la fécondation, la grossesse, l’accouchement, etc.] le XVe siècle a été en France une époque de très grande liberté verbale. Dès le XVIe siècle, les règles du langage deviennent de plus en plus sévères et les frontières entre la langue familière et la langue officielle, assez franches. Ce processus s’est particulièrement affirmé à la fin du siècle, date où a été définitivement instauré le canon de la décence verbale qui devait régner au XVIIe siècle. Montaigne d’ailleurs protesta contre l’emprise croissante des règles et interdits verbaux à la fin du XVIe siècle :« Qu’a faict l’action génitale aux hommes, si naturelle, si nécessaire et si juste, pour n’en oser parler sans vergogne et pour l’exclure des propos sérieux et reglez ? Nous prononçons hardiment : tuer, desrober, trahir ; et cela, nous n’oserions qu’entre les dents ? » (Mikhaïl BAKHTINE, L’oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970, p. 318-319). LA SYNTAXE DISCURSIVE DU SACRE 173 Il convient maintenant de reprendre par le menu chacune des étapes de ces itinéraires sémiotiques. 8.1 La quête de l’intensification maximale 174 L’EMPIRE DU SACRE La sexualité et la scatologie concernent la vie intime corporelle des individus. Aussi passe-t-il pour indécent4 , lorsqu’on est entre gens respectables, de lever à plaisir le voile, pour ainsi dire, sur les parties cachées du corps ou sur les fonctions qui leur sont propres5 . De la même manière, il existe un motif d’ordre social d’exclure le sacre du langage profane de bon aloi : c’est le respect avec lequel une société dont la foi est vive entoure ses croyances religieuses et ses objets de culte. Par où l’on voit que les trois tabous traditionnels : le sacre, le sexuel et le scatologique, ont entre eux a priori un rapport culture /vs/ nature. Le sacre renvoie à la dimension cognitive, alors que le sexuel et le scatologique appartiennent à la dimension somatique. Mais à l’intérieur d’une représentation culturalisée de l’univers, le premier, le sacre, est spontanément perçu comme relevant de la culture, alors que le second, le sexuel, et le troisième, le scatologique ont participé historiquement soit de la nature soit de la culture6 . Décrété hors d’usage par la société, le tabou, le sacre en l’occurrence, pour le sujet parlant qui se conforme à l’injonction sociale de le bannir du langage courant, n’est donc d’aucune utilité pour la manifestation discursive de l’expressivité. 4. Le lexème indécent, du latin non decet : « qui ne convient pas », désigne particulièrement, dans son acception moderne, les inconvenances en matière sexuelle. 5. « Certes ces tabous s’attachent aux choses elles-mêmes, dans la mesure où il y a des choses dont les honnêtes gens ne parlent pas. Mais il faut bien, cependant, parfois qu’ils en parlent : la plus éthérée des demoiselles peut avoir la colique ; et puis, il y a les intimes, les médecins, les juges, les traités de biologie, etc. D’où l’existence d’euphémismes (au sens propre de « bon langage ») dont la fonction est de neutraliser les connotations désagréables ou censurées... D’où des mots comme : anus, pénis, testicules, coït, uriner, déféquer, blennoragie, etc. La pruderie et la préciosité peuvent pousser très loin ce type [d’euphémisme] : on ne sue pas, on transpire, on ne crache pas, on expectore... Ces termes scientifiques ont un caractère purement objectif dénué de toute affectivité. » (Pierre GUIRAUD, Les gros mots, Paris, Les Presses universitaires de France, 1976, pp. 23-24). 6. L’histoire des religions rappelle le caractère non absolu de l’opposition nature vs culture. « On est fondé à supposer que, dans un très lointain passé, tous les organes et les expériences physiologiques de l’homme, tous ses gestes avaient une signification religieuse. Cela va de soi, car tous les comportements humains ont été inaugurés par les dieux ou les Héros civilisateurs in illo tempore [...] Dans les mythes des Australiens Karadjeri, les deux Héros civilisateurs ont pris une position spéciale pour uriner, et les Karadjeri imitent jusqu’aujourd’hui ce geste exemplaire (voir Ralph Piddington, « Karadjeri Initiation », Oceania, III, 19321933 , 46-87). Il est inutile de rappeler que rien de semblable ne correspond au niveau profane de la vie » (Mircea ELIADE, Le sacré et le profane, Gallimard, 1965, pp. 141-142). Cet historien des religions considère que l’homme areligieux dont les actes physiologiques ou les expériences vitales (vie sexuelle, alimentation, travail, jeu) sont dépourvus de signification spirituelle est amoindri dans sa dimension véritablement humaine. LA SYNTAXE DISCURSIVE DU SACRE 175 8.1.2 L’acquisition de la compétence du /pouvoir manifester intensément/ (S1) Le besoin de marquer l’intensité peut d’abord être satisfait par l’utilisation des ressources offertes par la langue commune : ce sont les formes standard de la manifestation de l’intensité. Par cette voie, le locuteur acquiert la compétence du pouvoir. Par cette valeur modale du pouvoir intensifier, il est mis en possession de tous les intensifs simples sémantiques, c’est-à-dire d’un ensemble de lexèmes ou de syntagmes, en nombre fini, qui dénotent directement l’intensité. Soient des verbes comme hurler, l’intensif lexical de crier, qui à son tour sert d’intensif à parler7 . Dévorer est l’intensif de manger, comme saisir l’est du verbe prendre, etc. Soient aussi des substantifs : ruisseau a pour intensif torrent ; l’intensif lexical de pluie, c’est averse, celui d’averse, ouragan, etc. Soient des adjectifs : brillant est l’intensif d’intelligent dans l’énoncé : Jean est brillant ; débile est intensifié par imbécile et celui-ci par idiot, etc. Soient aussi des adverbes tels que beaucoup, trop, bien, très, etc. Soient encore des locutions conjonctives comme à tel point que, tellement que, si... que, etc. Bref, la force augmentative est saisissable dans et par la seule portée sémantique des lexèmes ou des syntagmes en présence. On chercherait en vain une place pour les sacres dans l’une ou l’autre de ces cases sémantiques, pour la bonne raison qu’ils ne puisent pas leur expressivité dans la dénotation, mais ailleurs, dans la connotation du sacré, comme nous l’avons déjà précisé. Pour la même raison, tous les discours qui expriment par le seul procédé de dénotation la force intensive qui les caractérise excluent les sacres de leur typologie. L’étude des sacres doit être située dans la perspective de la communication sociale. L’existence mêmes des sacres dans le registre de langue populaire des Québécois dénonce d’abord un besoin vivement ressenti et appelé à être satisfait. Chacun, il est vrai, est attiré par son plaisir. Or le plaisir du locuteur est de pouvoir s’engager affectivement dans son discours. Sur ce point, les intensifs sémantiques fournis par le niveau de langue standard sont caractérisés par la retenue, le normatif, la modération 7. On observera la valeur relative des termes dans l’échelle lexicale de l’intensité. Par exemple, hurler, l’intensif sémantique d’un autre intensif de même ordre (crier) deviendrait lui-même sujet à intensification s’il était pris en charge par le poste S2 /ne pas pouvoir ne pas manifester intensément/ qui utilise le sacre comme procédé hyperbolique. Ex. : il hurle en tabarnak. 176 L’EMPIRE DU SACRE conventionnelle et ils paraissent moins aptes à révéler les divers degrés de l’émotion passionnelle qui agite éventuellement le locuteur. Aussi arrive-t-il à celui-ci de les croire nettement insuffisants. Pour persuader efficacement son interlocuteur incrédule, il lui faut utiliser l’emphase, l’outrance, la démesure8 . À la dénotation sémantique déjà intensive mais normalisée, il ambitionne d’ajouter un halo de connotation stylistique. Il juge pâle et banal l’énoncé affectif : « tu m’ennuies » en regard de la grossière explosion : « tu me fais chier », « tu m’emmerdes », qu’il emprunte au champ lexical de la scatologie. C’est l’intensification de l’intensif sémantique. Grâce à cette nouvelle modalité du pouvoir qui perfectionne sa compétence, le sacreur, lui aussi, a conscience qu’il améliore sa performance discursive. Hérissés de sacres originels, ses énoncés ne peuvent pas non plus ne pas impressionner vivement l’interlocuteur. Cette fois, lui semble-t-il, il y a proportion entre l’intensité de son vouloir dire intensément et son pouvoir de le faire : par l’évocation du sacré dans un énoncé profane, il croit avoir atteint à l’expressivité maximale. La quête de l’objet du désir, à savoir l’accroissement de l’intensité verbale, a conduit à l’émergence du pouvoir dire par l’invention de formules hyperboliques, immédiatement efficaces, selon les présomptions du locuteur, ou tout au moins mieux adaptées aux échanges oraux. Le recours au sacre, dans le cadre de la communication sociale, apparaît donc comme le moyen de liquider un manque représenté par les insuffisances supposées du registre standard ou officiel. En résumé, l’hyperbole sacre, qui est un phénomène lexical de la surface discursive, est, en raison même de son outrance, considérée par le sujet parlant qui l’utilise comme un pouvoir mieux proportionné à l’intensité de son vouloir manifester. Sa manière propre d’accroître l’intensité, c’est d’augmenter le quotient de l’expressivité verbale par son dépassement de la limite standard. En conséquence, il ne peut pas ne pas manifester intensément. 8. On accordera la plus grande extension possible au concept d’intensif. Dans son article « Introduction à l’étude de l’intensif », H.-Vidal Sephiha propose d’expliquer l’intensif en faisant intervenir la notion de limite. Sa définition de l’intensif est simple : « Tout outil linguistique qui permet de tendre vers la limite d’une notion ou de la dépasser. L’intensif est chacun ou l’ensemble de ces outils et de ces moyens. » En termes d’explications préparatoires à sa définition, l’auteur présente l’intensif comme une « quantification qualitative se réduisant à trois positions : une limite, un avant et un après réversibles. C’est un système éminemment dynamique dont la limite peut être frisée (en deça ou au-delà), peut être atteinte, sur le point d’être dépassée, dépassée ou surdépassée (dépassement dépassé). On dépasse par le haut ou par le bas, sur ou sous, sur et sous à la fois (on pourrait concevoir un pays sur-sous-développé comme on surbaisse), dans et hors de, dans la précision et dans le vague. C’est un système toujours en dépassement virtuel, toujours à la recherche de ses limites comme les sciences exactes » (H.-Vidal SEPHIHA, « Introduction à l’étude de l’intensif » dans Langages, 18, 1970, p. 113). [18.119.107.161] Project MUSE (2024-04-20 15:22 GMT) LA SYNTAXE DISCURSIVE DU SACRE 177 8.1.4 Les procédés d’amplification hyperbolique Correspondant à ce même poste sémiotique (S2), défini, comme on sait, par l’intensif de l’intensif qui assure le /ne pas pouvoir ne pas manifester intensivement/, s’inscrit au niveau discursif la liste des procédés stylistiques d’amplification de l’intensité. Notre inventaire des sacres québécois, nous le rappelons, se partage, du point de vue de la formation des vocables, en deux sous-classes inégales. Dans la première se regroupent des lexèmes ou des syntagmes qui sont homonymes des termes déjà enregistrés dans le vocabulaire religieux : v.g. Dieu, démon, calvaire, sacré, Vierge, hostie, crucifier, etc. La seconde classe comprend des lexèmes ou des syntagmes qui entretiennent une plus ou moins grande similitude phonétique avec le lexème ou le syntagme originels, v.g. bon-yeu, bon-yenne, tabernouche, tabarslak, tabarouette, batèche, bâton, batiscan, bateau, bataille, calistophe, cacarisse, carosse, etc. Si l’on admet le principe que le degré d’intensité manifesté par un sacre se mesure d’abord par sa plus ou moins grande proximité phonétique avec le sacre souche, l’on reconnaît par le fait même que les sacres originels jouent, seuls ici, le rôle d’amplificateurs de l’intensité. On peut comparer de ce point de vue la différence d’intensité obtenue par l’emploi de sacres provenant de l’une ou l’autre classe : (1) Calvaire, ôte-toé de mon chemin au plus sacrant sinon... (2) Calvette (ou calveurre, calvesse, calasse, calibouère, calistic, calique, calafe, etc.) ôte-toi de mon chemin au plus sacrant sinon... Quels sont alors les lexèmes qui peuvent entrer dans la catégorie des sacres originels ? Tous les formants lexicaux du champ lexical du sacré font virtuellement partie de cette classe. Ils constituent une classe ouverte qui peut être indéfiniment enrichie ou renouvelée, la religion catholique, avec ses références dogmatiques, morales ou cultuelles, servant, bien malgré elle, à inventer, développer, diversifier le lexique des sacreurs. En pratique — et la pratique constitue ici un critère a posteriori d’efficacité — on a noté l’existence, au Québec, de sept sacres statistiquement les plus fréquents, les plus répandus et les plus productifs de dérivés : câlice, calvaire, christ, ciboire, hostie, sacrement, tabernacle. Toutefois, notre inventaire qui cumule quelque huit cent quatrevingt -dix sacres révèle la présence d’une centaine de sacres primaires, les autres, les plus nombreux, constituant leurs dérivés. À l’intérieur de la classe des sacres originels, on observe l’existence de procédés d’accroissement de la manifestation de l’intensité. Leur énumération, restreinte au point de vue sémantique, évitera de faire double emploi avec celle des procédés morphonologiques et morphosyntaxiques exposés dans la Première partie. 178 L’EMPIRE DU SACRE 1) Le premier critère d’évaluation de l’intensité d’un sacre réside dans le degré d’affectivité accordée socialement aux êtres connotés par le juron sacre. Or, l’on convient que la mention des noms de personnes sacrées est perçue par la sensibilité populaire comme un emploi plus audacieux et plus provocateur que celui d’un nom de lieu ou d’un objet de culte. Dans ce contexte, les sacres qui font intervenir les noms de Dieu, du Christ, de la Vierge se voient accorder un quotient plus élevé d’intensité que le sacre cimetière ou étole, par exemple. Par la suite, il semble que la mesure de l’intensité du sacre doive se prendre à partir du degré de proximité qu’entretiennent les objets sacrés connotés avec les personnes consacrées elles-mêmes. Par exemple, hostie, tabernacle, crucifix, calvaire, risquent d’impressionner davantage que sacristie, barrette ou mosette. 2) Il y a aussi l’audace du néologisme formé de préfixes différents mais doublés sémantiquement. Dans l’exemple : « Je m’en décontresaintciboirise », la redondance sémique de l’opposition est marquée par la succession des préfixes dé et contre. 3) Notons qu’il peut y avoir progression intensive par accumulation d’opérateurs aspectuels : un sacre précédent servant à aspectualiser celui qui suit, pour former une chaîne d’intensifs par la récurrence de formants, soit identiques tels que :« Tabarnak de tabarnak de tabarnak que j’ai mal au ventre ! », soit différents comme dans l’exemple : « Câlice de ciboire de crisse de niaiseux ! ». Voici un autre exemple de ce dernier cas. À la gare de chemin de fer, à Lévis, un mari s’affaire à chercher avec sa femme un sac qu’elle a perdu. Finalement, ennuyé de chercher le sac introuvable, le voyageur s’écrie : « Ton sac, bon là, je m’en crisse, puis je m’en crisse en tabarnak à part ça. » 4) L’ajout d’un élément dysphorique au sacre originel renforce aussi l’aspect d’intensité dans un discours profane. Exemple : « Maudit câlice, sacre ton camp au plus sacrant à Cuba si t’as peur de péter au fret à Québec ! » 5) La contamination des tabous, le scatologique et le sacré ou le sexuel et le sacré, par exemple « Merde de pape, as-tu fini de chiâler ! », accentue la grossièreté et signale du même coup la violence de la contrariété dont est victime le locuteur. 6) Au-dessus de ces opérateurs sémiotiques prévaut la manifestation du mouvement passionnel, dont nous reparlerons plus loin. Un seul juron sacre, de surcroît monosyllabique, pourrait alors apparaître comme l’ultime expression de la colère ou de l’admiration. En gagnant la frontière du son articulé et du cri inarticulé, sous l’impulsion de la passion, le sacre atteint facilement aux limites de l’expressivité. LA SYNTAXE DISCURSIVE DU SACRE 179 8.1.5 La méthode comparative appliquée au juron sacre Comme cette étape de l’analyse revêt à nos yeux une importance capitale, il nous a paru utile d’emprunter le procédé de la comparaison afin de mieux situer la classe des sacres dans son contexte d’ensemble. Il est en effet essentiel de ne pas perdre de vue que le juron sacre n’est que l’une des multiples variantes figuratives de la manifestation de l’intensif au niveau discursif. Pour convertir en figures concrètes les intensifs abstraits du niveau narratif, l’usage met à la disposition des Québécois non seulement des lexèmes et des syntagmes figurativisés par le champ sémantique du sacré, mais un choix abondant d’expressions greffées sur d’autres références thématiques. L’intensité du froid, par exemple, peut être exprimée par eux de bien des manières. (1) « Mon pays, ce n’est pas un pays, c’est l’hiver » (2) On crève de froid en hiver, au Québec. (3) Il fait froid à geler tout rond dans ce pays. (4) Il fait un froid de loup par chez nous. (5) Il fait tellement froid que les dents nous gèlent dans la gueule. (6) Il fait un froid de Sibérie par icite. (7) Il y fait un froid à fendre les pierres dans le pays. (8) Bordel, as-tu déjà vu un froid pareil ? (9) Il fait fret en câlice par chez nous. (10) Tabarnaque qu’il fait fret par icite. (11) Il fait fret en bibite par icite. Ces variations figuratives, source de connotations socioculturelles, comme nous le verrons plus loin, constituent un premier moyen de diversifier la manifestation discursive de l’intensité. Un deuxième facteur de variation des énoncés discursifs, solidaire du premier, se dégage spontanément des exemples que nous venons de donner. C’est celui des registres de langue reconnus par l’usage. Grâce à eux, la même signification devient sujette à des modulations stylistiques dont le caractère commun est leur adaptation aux exigences individuelles ou sociales de la communication. Car, à choisir indistinctement n’importe quel des énoncés rapportés ci-dessus, indépendamment des circonstances particulières qui accompagnent l’acte de parole, un locuteur québécois risquerait d’enfreindre les règles de la convenance ou du savoir-vivre. La forme poétique illustrée par « Mon pays, ce n’est pas un pays, c’est l’hiver », passerait pour pédante dans une conversation familière pour signifier tout simplement qu’il fait très froid au Canada. Par contre, l’exclamation populaire : « Baptême, qu’il fait fret au Québec, cet hiver », serait à bon droit jugée irrespectueuse et grossière sur les lèvres d’une religieuse missionnaire qui se plaindrait à sa supérieure générale des rigueurs du climat nordique. 180 L’EMPIRE DU SACRE Toutefois, la même interjection populaire passerait inaperçue sur les chantiers québécois des centrales hydro-électriques de la baie de James. On peut ramener à quatre les différents registres de langue qui permettent un jeu de variations stylistiques d’un même énoncé sémantique. Outre le registre dit neutre9 , dénotatif, qui est la transcription discursive standard, dans une langue naturelle, de l’énoncé narratif inscrit au niveau sémionarratif, v.g. « il fait très froid », on distingue un registre familier, utilisé dans les rapports de communication langagière marqués par une détente de bon aloi favorisée par la reconnaissance mutuelle d’une certaine intimité. Les tournures imagées, avec leurs connotations cosmologiques : « il fait froid à fendre les pierres », par exemple, ou « il fait froid à geler tout rond » appartiennent à ce registre. Quant à l’expression poétique extraite d’une chanson de Gilles Vigneault :« Mon pays, ce n’est pas un pays, c’est l’hiver », elle ne peut convenir qu’au registre soutenu reconnaissable à ses marques littéraires. Le segment musical du poète contient, en effet, des traits d’allitération en [i], un rythme ternaire bien scandé, un échange métonymique (froid intense→ hiver) et une équivalence métaphorique (pays = hiver). Enfin, l’usage reconnaît un dernier registre de langue proprement appelé populaire, parce qu’on lui rattache les formes linguistiques couramment utilisées dans les couches sociales populaires. Formes linguistiques qui se signalent par leur déviance prononcée des normes phonétiques, morphosyntaxiques ou lexicales et visent à l’efficacité maximale de la communication immédiate par la production d’effets stylistiques audacieux. Dans l’exemple, « Bordel, qu’il fait froid ! » ou « Baptême, qu’il fait fret ! », on observe la désémantisation de deux lexèmes devenus exclamations, sans compter la déformation phonétique de l’épithète froid transformée en fret. Par ailleurs, l’expressivité particulière de chacun des énoncés repose respectivement sur la connotation du sexuel et sur la connotation du sacré que traînent avec elles les interjections citées. À la lumière de ces explications, l’exercice auquel nous allons maintenant nous livrer devrait apparaître à la fois opportun et facile à suivre. Il s’agit de mener de front la manifestation de trois variables discursives. Il y a 9. Pour éviter toute confusion au sujet du sens à donner au syntagme « registre neutre », nous rappelons la mise au point d’Alain Rey : « Discours didactique et description objective ne signifient nullement discours neutre. Libre aux analystes du code poétique de reléguer contrastivement la langue« commune », « dénotative », « didactique », « scientifique », etc., à un degré zéro. Cette neutralisation est justifiée méthodologiquement. En fait, tout discours observable, de la note de service au poème et au texte publicitaire, renvoie à un ensemble complexe de niveaux sémiotiques : il n’y a pas de discours plat » (A. REY, « Valeur et limites d’une sémantique lexicale » dans J. KRISTEVA, J. REY-DEBOVE et D. J. UMIKER (éd.), Essays in semiotics. Essais de sémiotique, Paris, Mouton,1971, p. 168). [18.119.107.161] Project MUSE (2024-04-20 15:22 GMT) LA SYNTAXE DISCURSIVE DU SACRE 181 d’abord celle de la figuration thématique de l’intensité. Sous ce rapport, le juron sacre ne représente qu’une manière, privilégiée par les Québécois, de porter la manifestation de l’intensité à son maximum d’expressivité. Par rapport à cette utilisation de la première variable, seront présentés, dans leurs différents registres, des énoncés discursifs qui répercutent avec des timbres variables le même intensif fondamental. À cet égard, on remarquera que c’est l’usage qui détermine quels sont les sacres, euphoriques ou dysphoriques, qui peuvent être admis, suivant les contextes, dans le registre familier ou dans le registre populaire. Ainsi la conversation familière entre gens polis tolère les exclamations : « Mon Dieu que c’est beau » ou « Mon Dieu que c’est laid »10 , mais non« Baptême que c’est beau », ou encore« C’est laid en calvaire »11 . Enfin nous avons à notre disposition un troisième facteur capable de diversifier les énoncés discursifs. Il nous suffira d’introduire les figures de l’intensité dans des énoncés qui servent de projection discursive aux énoncés narratifs de compétence, de manipulation, de performance et de sanction que nous avons déjà examinés attentivement plus haut. Voici donc des séries d’énoncés discursifs obtenus par l’application des trois variables sélectionnées. Leur cadre didactique, renforcé par le comparatisme, fera mieux ressortir la place exacte et toute relative occupée par le juron sacre dans la typologie des discours hyperboliques. 8.1.5.1 Énoncés discursifs de compétence Modalité du savoir. Aspects : lintensivitél + lsuperlativitél. Thème : la nourriture (1) registre standard : Pierre sait très bien nourrir ses enfants. (2) registre soutenu : Pierre possède de grandes connaissances dans l’art d’alimenter ses enfants. (3) registre familier : Il sait bien des recettes, Pierrot, sur la façon de remplir le bec de ses mioches. (connotation /sacré/) Mon Dieu qu’il en sait des trucs, Pierrot, pour nourrir sa progéniture. 10. Par contre, l’usage ne reconnaît pas pareille tolérance pour les intensifs provenant des domaines scatologiques ou sexuels. Ils passent communément pour vulgaires ou grossiers. 11. L’enregistrement du degré de tolérance dans l’emploi des sacres peut présenter des résultats inattendus. Nous relevons dans le corpus montréalais de SANKOFF et CEDERGREN (informateur n° 2, ligne de transcription de l’entrevue 1128) cette information bien révélatrice de la fluctuation sociale des interprétations : « Mais Jésus-Christ, ç’a jamais été péché. [...] Il aurait fallu dire Christ ou bien non Baptême... on en aurait mangé une maudite. » 182 L’EMPIRE DU SACRE (4) registre populaire : (connotation /sacré/) Il connaît ça en ciboire, Peter, remplir les petites gueules de ses rejetons. (connotation /sexuel/) Il sait un bordel d’affaires, ce gars-là, sur la manière de bourrer le bec de ses lardons. (connotation /animal/) Il sait vachement s’y prendre comme il faut pour remplir la petite bedaine de ses gars. Modalité du vouloir. Aspects lintensivitél + /superlativité/. Thème : la mort (1) registre standard : Le chasseur veut très fortement tuer l’orignal. (2) registre soutenu : Le chasseur a un intense désir d’abattre cet élan d’Amérique. (3) registre familier : Il veut à tout prix lui tirer dessus. (4) registre populaire : (connotation /sacré/) Calvaire, qu’il veut t’écrapoutir cet orignal-1 à. (connotation /sexuel/) Il vous a une bordel d’envie de t’écraser ce bétail-là. Modalité du pouvoir. Aspects : /intensivité/ + /superlativité/. Thème : l’amour (1) registre standard : Daniel peut très facilement aimer Francine. (2) registre soutenu : Il est facilement au pouvoir de Daniel d’éprouver de l’affection pour Francine. (3) registre familier : Rien de plus facile pour Daniel que de tomber amoureux de la belle Francine. (4) registre populaire : (connotation /sacré/) Daniel a du pushing en hostie pour tomber en amour avec Francine. (connotation /scatologique/) Bull-shit, Daniel est ben capable d’accrocher Francine ! (connotation /agricole/) Charette à bœufs, ce Daniel-là vous a un tanant de talent pour s’amouracher de la petite Francine ! Modalité du devoir. Aspects : /intensivité/ + /superlativité/. Thème : l’administration (1) registre standard : Le gouvernement doit absolument donner le bien-être à ses sujets. (2) registre soutenu : La responsabilité majeure du gouvernement est de doter d’une économie prospère le pays tout entier. LA SYNTAXE DISCURSIVE DU SACRE 183 (3) registre familier : La première chose qu’il a à faire, le gouvernement, c’est de donner de l’aisance comme il faut à tout le monde. (connotation /sacré/) Mon Dieu, c’est son devoir à lui, le gouvernement, de donner beaucoup de biens aux gens ! (4) registre populaire : (connotation /sacré/) Le gouvernement a rien qu’une tabarnak d’affaire à faire, c’est de se décoller en tabarnak s’il veut que tout le monde soit ben en tabernak. (connotation /scatologique/) Le gouvernement, il a besoin de se garrocher en choléra parce qu’il faut que tout le monde ait des piastres en masse. 8.2.5.2 Énoncés discursifs de manipulation Énoncés discursifs de manipulation par intervention. Aspects : lintensivitél + lsuperlativitél. Thème : la lumière (1) registre standard : Le propriétaire fait absolument tout son possible pour que l’électricien éclaire la maison de Paul. (2) registre soutenu : Le propriétaire met tout en oeuvre afin d’exercer par là une pression efficace sur l’électricien qui fournira l’éclairage nécessaire à la résidence de Paul. (3) registre familier : Le proprio se démène comme un diable dans l’eau bénite pour que le technicien donne de la lumière chez Paul. (4) registre populaire : (connotation /sacré/) Le proprio, il couraille en maudit. Il veut que le gars de I’Hydro mette la lumière chez Tit-Paul. (connotation /scatologique/) Marde que le proprio se tord le cul pour que les gars de l’Hydro posent des fils électriques jusqu’à la maison de Tit-Paul ! Énoncés discursifs de manipulation par empêchement. Aspects : /intensivité/ + /superlativité/. Thème : la lumière (1) registre standard : Jacques fait absolument tout pour que son technicien n’éclaire pas la maison de Paul. 184 L’EMPIRE DU SACRE (2) registre soutenu : Les agissements de Jacques empêchent totalement le technicien de procéder à l’installation de la lumière dans la résidence de Paul. (3) registre familier : (connotation /sacré/) Mon Dieu que Jacques met des bâtons dans les roues pour que son technicien donne pas de lumière chez Paulo ! (4) registre populaire : (connotation /sacré/) Jack, i se tortille en baptême pour pas que l’autre mette la lumière chez Paulo. (connotation /scatologique/) Cochonnerie que Jack est en air pour empêcher son helper d’installer l’électricité chez Tit-Paul ! 8.1.5.3 Énoncés discursifs de performance12 Aspects : / intensivité / + / superlativité /. Thème : la santé (1) registre standard : Le médecin fit si bien que son malade retrouva la santé. (2) registre soutenu : L’habileté du médecin contribua très efficacement au recouvrement de la santé de son patient. (3) registre familier : (connotation /sacré) Grands dieux que le docteur s’est démené pour remettre sur pied son malade ! (4) registre populaire : (connotation /sacré/) Le doc te l’a remis vite en crisse sur ses pattes, le malade. (autres connotations profanes) Hé bordel ! le doc te l’a ramené sur un temps riche. Vacarme ! c’est pas long avec ce doc-là. Il a sorti le gars de l’hôpital dans un rien de temps. 8.1.5.4 Énoncés discursifs de véridiction Vérité. Aspects : / intensivité / + / superlativité /. Thème culinaire. (1) registre standard : Il est absolument vrai de dire que Jean est un bon cuisinier. (2) registre soutenu : Je témoignerais hautement de l’excellence des mets apprêtés par Jean. 12. Nous avons laissé délibérément de côté, nonobstant son intérêt, la subdivision des énoncés discursifs performants qui comprend, outre l’attribution déjà mentionnée, l’appropriation, la renonciation et la dépossession. Voir la note de la p. 125. [18.119.107.161] Project MUSE (2024-04-20 15:22 GMT) LA SYNTAXE DISCURSIVE DU SACRE 185 (3) registre familier : Vrai comme tu es là, Jean, c’est le coq des cuistots. (4) registre populaire : (connotation /sacré/) Tu dis vrai en sacrament quand tu dis que Jean, c’est un sacré bon cook. (autre connotation) C’est vachement vrai ce que tu dis là, que Jean, c’est un super-cuistot. Fausseté. Aspects : lintensivitél + /superlativité/. Thème culinaire (1) registre standard : Il est tout à fait faux de dire que Mariette a manqué son gâteau. (2) registre soutenu : Qui oserait prétendre que le gâteau de Mariette n’est pas un complet succès ? (3) registre familier : C’est pas vrai une miette que Mariette a raté sa pâtisserie. (4) registre populaire : (connotation /sacré/) Tu me feras pas accreire, hostie, que Mariette a crissé son gâteau à la poubelle. (connotation /animal/) Sarpant ! va pas dire que Mariette a fouéré son gâteau, c’est faux ! Secret. Aspects : lintensivitél + lsuperlativitél. Thème : la reconnaissance du héros (1) registre standard : L’identité du héros est restée très secrète. (2) registre soutenu : La discrétion la plus complète a été observée touchant l’identité du héros. (3) registre familier : Dame ! ils sont restés muets comme des carpes. Personne a su qui c’était, le héros. (4) registre populaire : (connotation /sacré/) Ils ont mauditement le tour de faire des cachettes, parce qu’il y a pas un chat qui a su qui c’était ce champion-là. (connotation /scatologique/) Trou de cul ! ils gardent ça un secret, eux autres ! On a pas su ça une miette qu’il y avait une vedette par là. Mensonge. Aspects : lintensivitél + lsuperlativitél. Thème : la communication (1) registre standard : L’affirmation de l’adversaire est très mensongère. (2) registre soutenu : Comment l’adversaire peut-il soutenir une affirmation aussi mensongère ? (3) registre familier : C’est mentir en pleine face des gens de conter des menteries pareilles. 186 L’EMPIRE DU SACRE (4) registre populaire : (connotation /sacré/) Viarge, c’est rien qu’une écœuranterie de mensonge que tu sors là ! (connotation /sexuel/) Bordel de bordel, as-tu déjà vu un fichu menteur pareil ? (connotation /scatologique/) Ah ben marde, ça prend un chieux comme toé pour mentir de même avec ta grande gueule ! 8.1.5.5 Énoncés discursifs épistémiques Certitude. Aspects : lintensivitél + lsuperlativitél. Thème : la richesse (1) registre standard : Joseph est certainement très riche. (2) registre soutenu : Joseph est richissime sans conteste. (3) registre familier : Jos, bien sûr, est un type très en moyens. (4) registre populaire : (connotation /sacré/) Je suis certain de mon affaire, pis certain en baptême à part de ça, Jos, c’est un gars qui a des bidous en sacrament. Incertitude. Aspects : lintensivitél + lsuperlativitél. Thème : le succès (1) registre standard : Jean est tout à fait incertain de réussir. (2) registre soutenu : Le spectre de l’incertitude plane sur la victoire de Jean. (3) registre familier : J’irais pas gager sur Jean. II est moins certain que jamais de réussir. (4) registre populaire : (connotation /sacré/) Lui, Johny, pogner son 100 sur 100 ? Ciboire, il en est pas certain pantoute ! Doute. Aspects : lintensivitél + /superlativité/. Thème : la richesse (1) registre standard : Il est très douteux que je devienne riche. (2) registre soutenu : J’ai un doute invincible que je puisse un jour devenir un nouveau Crésus ! (3) registre familier : Je doute fort que j’aurai un jour les poches pleines d’argent. (4) registre populaire : (connotation /sacré/) Je doute en câlice que je suis le gars qui aura la palette. (connotation /sexuel/) Son of a bitch !13 moi, être un jour riche à craquer, peut-être que oui, peut-être que non. 13. Emprunt à l’anglais, traduit par enfant de chienne. J.-P. PICHETTE, op. cit., p. 272, s.v. SON OF A BITCH, fait observer que « c’est l’un des rares jurons anglais répandus généralement ». LA SYNTAXE DISCURSIVE DU SACRE 187 8.2 La recherche du camouflage 8.2.1 Le passage du poste sémiotique /ne pas pouvoir ne pas manifester intensément/ (S2) à celui de /pouvoir ne pas manifester intensément/ (S2) La transgression du tabou culturel qui interdit l’emploi homophonique, dans le discours profane, de termes détournés de leurs sens primitivement religieux a fait encourir la désapprobation sociale. Elle a été signifiée par des sanctions multiformes : semonces des représentants de la hiérarchie religieuse, peines sous forme d’amendes, au criminel, ou de pénitences imposées au confessionnal, attitudes scandalisées et protestataires des interlocuteurs ou simplement des témoins, réprimandes et châtiments de la part des parents ou autres éducateurs, etc.14. Toutes ces interventions ont eu pour effet de forcer le sacreur, sinon au repentir de ses outrances verbales, du moins à plus de discrétion et à plus de précautions dans l’utilisation du vocabulaire religieux pour exprimer son émotivité. C’est ainsi qu’une série de sacres dérivés ont été inventés par l’ingéniosité populaire pour amoindrir la connotation du sacré, lorsque des contraintes sociales, tabouisme, présence d’enfants, de clercs, de femmes, etc. obligeaient le locuteur à modifier le choix de ses intensifs15 . Les procédés d’atténuation produisent alors une série non fermée de variantes qui font plus ou moins figure d’euphémismes. Là encore, il est possible de préciser les mécanismes qui sont à l’oeuvre dans cette opération dérivationnelle et de prévoir, par les virtualités du système, l’actualisation des occurrences. 14. Pour plus d’information sur les lois canadiennes proscrivant les atteintes à l’ordre et à la paix publics telles que le blasphème et le juron sacre, voir J.-P. Pichette, op. cit., p. 123-140. Quant aux punitions mineures infligées jadis pour des paroles grossières dans les familles, les écoles ou les collèges, elles variaient beaucoup selon la gravité du manquement et les sanctions disciplinaires en usage chez les parents ou les enseignants. Nos informateurs les plus âgés nous ont énuméré certains châtiments encore usuels au milieu du siècle. Les uns étaient physiques, tels que la patoche, la volée, la gifle en plein visage ou encore la privation de repas ou de dessert. Le fautif pouvait encore être mis en pénitence, debout ou à genoux dans un coin, ou en retenue un jour de congé, etc. Les autres sanctions comportaient des réprimandes sur tous les tons, depuis la semonce des parents jusqu’à l’admonition du directeur ou de la directrice de l’école ou du préfet de discipline du collège. Une plus grande tolérance sociale à l’égard du sacre jointe à l’adoucissement de la discipline punitive a modifié, ces dernières années, les rapports du sacreur avec son milieu. 15. Dans son ouvrage Le guide raisonné des jurons, p. 40, J.-P. Pichette fournit un tableau comparatif de la productivité des sacres souches. Pour 17 jurons religieux importants, il compte 539 dérivés morphologiques, soit un rapport de 1/37.7. Pour fins de documentation, voici cette liste des 17 sacres vedettes avec, entre parenthèses, le nombre des dérivés morphologiques générés par chacun d’eux : baptême (29), calice (22), calvaire (20), christ (37), ciboire (54), dame (5), diable (10), dieu (110), étole (11), hostie (36), jésus (11), maudit (23), sacré (57), sacrer (38), tabernacle (38), tonnerre (26), vierge (14). Pour une étude détaillée de la formation des sacres par dérivation, se reporter à la Première partie du présent ouvrage. 188 L’EMPIRE DU SACRE L’engendrement des diminutifs, euphoriques ou dysphoriques, qui sont théoriquement les dérivés des sacres souches, s’accomplit, comme il a été amplement démontré dans la Première partie de cette étude, soit par des altérations morphonologiques non systématiques représentées par l’agglutination de deux sacres, l’addition d’une syllabe au lieu d’un simple phonème, la troncation syllabique, la substitution syllabique et la permutation, soit par des altérations morphonologiques systématiques représentées par les affixations et la composition. Or, décrire les transformations productrices des dérivés, c’est mettre en évidence la diversité des moyens adoptés par les sacreurs pour escamoter la trace religieuse du sacre. Ces initiatives révèlent, au premier chef, la nouvelle préoccupation des membres sacreurs de la communauté québécoise, à savoir la quête d’un nouvel objet de valeur : l’harmonisation des relations sociales. Nous voilà du coup renvoyé à la dimension cognitive d’un programme narratif inédit. Le compromis jugé acceptable par les partenaires du contrat social est pour lors celui de la possibilité de faire usage de marqueurs intensifs qui ne heurtent plus violemment la sensibilité religieuse des auditeurs. Dans l’esprit de leurs auteurs, les sacres dérivés répondent à ces exigences. Le sacre originel baptême, par exemple, sera modifié phonologiquement pour produire des interjections ou des adverbes tels que batarnac, batèche, batège, batescouine, batinche, batinde, batoche, batome, battaclinse, bagatème, baguertac, barège, batache, batanvisse, etc.16 Les considérations qui précèdent étaient destinées à servir de préambule à la question essentielle qu’il nous faut maintenant poser : quel est le statut sémiotique des altérations morphophonologiques apportées aux sacres originels et dont témoignent abondamment les sacres dérivés ? Si l’on admet que les transformations qui interviennent dans le processus de formation des sacres dérivés sont spécifiquement linguistiques, on doit postuler un système sémiotique intégrateur capable de rendre compte de ces opérations particulières. Or les changements morphonologiques subis par les formants des sacres originels, ouvrant ainsi une classe spéciale de formants de dérivés, sont tous interprétables comme des opérations de camouflage. Ils visent effectivement à dissimuler de manière astucieuse la connotation religieuse rattachée au sacre originel. 16. Même travesti phonétiquement, le sacre dérivé est reconnaissable à son minimum de consonance syllabique avec le sacre originel. [18.119.107.161] Project MUSE (2024-04-20 15:22 GMT) LA SYNTAXE DISCURSIVE DU SACRE 189 Dans son actualisation, le camouflage n’est que la projection sur l’instance discursive d’une transformation sémiotique survenue au niveau profond dans la modalité véridictoire. Pour le faire voir, nous inscrirons d’abord sur le carré sémiotique les termes articulatoires de cette modalité. D’après le dictionnaire de Sémiotique, « le camouflage est une figure discursive, située sur la dimension cognitive, qui correspond à une opération logique de négation sur l’axe des contradictoires paraître / non-paraître du carré sémiotique des modalités véridictoires. La négation — en partant du vrai (défini comme la conjonction de l’être et du paraître) — du terme paraître produit l’état du secret : c’est cette opération, effectuée par un sujet donné, qui est appelée camouflage »17 . Dans ce schéma de la manifestation, les sacres authentiques, c’est-àdire vrais selon la modalité véridictoire, sont représentés par les sacres originels tandis que les sacres camouflés, correspondant aux sacres dérivés, sont établis sur la deixis positive du secret. Le pari social que désirait gagner le sacreur invétéré consistait à trouver le moyen de sacrer « sans que ça paraisse ». À en juger par la prolifération des jurons sacres dérivés, l’activité de maquillage s’est exercée avec succès. Mais comment représenterons-nous dans le cadre sémiotique du modèle de véridiction les différents procédés linguistiques utilisés dans la formation des dérivés ? En partant de la définition du secret établie par la conjonction des deux termes polaires être + non paraître, il nous suffira de maintenir l’être du sacre tout en acceptant les procédés d’altération morphonologique qui en spécifient le non paraître. Cette nouvelle mise en perspective acquerra plus de relief à la lumière de la synthèse ci-jointe. 17. A.J. GREIMAS et J. COURTES, op. cit., s.v. CAMOUFLAGE. La définition du camouflage est encore précisée dans le même article du dictionnaire parla présentation de son terme contraire : « (l’opération de camouflage] est donc diamétralement opposée à la déception qui, partant du faux (= non-être + nonpara ître) et niant le non-paraître, établit l’état de mensonge. » Voir aussi A.J. GREIMAS, Maupassant. La sémiotique du texte : exercices pratiques, Paris, Seuil, 1976, pp. 116-118. 190 L’EMPIRE DU SACRE /etre/ (v. la definition du sacre) camouflage / + . du sacre \-. /non paraitre/ Recours a fa paronymie 1. par addition syllabique. ex.: calice ~ calistic bapteme ~ baptemer 2. par soustraction syllabique ex.: tabarnak ~ tabar, barnac, ta 3. par soustraction-addition syllabique ex.: hostie et crucifix ~ hostifix ex.: Ci1!ice ~ caJik Ainsi s'acheve, sinon I'inventaire des derives euphemiques du sacre, du moins la description des procedes de reduction de I'intensite. La poursuite de nouvelles attenuations nous oblige a quitter Ie poste semiotique /pouvoir ne pas manifester intensement/ pour acceder au seuil du dernier poste semiotique defini par Ie /ne pas pouvoir manifester intensementl qui clot Ie mouvement de decroissance de I'intensite semantique. 8.2.2 Accession au fQe pas pouvoir manifester intensementl (51) L'attenuation de I'attenuation L'echelle de la degradation de I'intensite tend effectivement vers zero. Au sacreur desireux de brouiller la trace residuelle du sacre encore perceptible dans les sacres derives, il reste la ressource de recourir aux diminutifs de sacres classes comme ambigus. Ceux-ci sont formes a I'aide d'emprunts lexematiques homonymes de vocables descriptifs de thematiques profanes. Ex.: bateau mis pour bapteme. 5i bien que, d'attenuation en attenuation, on ne reconnai't plus, sinon a I'aide du contexte, la derivation de I'hyperbole originale. L'intensif ainsi devitalise perd toute sa force expressive . C'est Ie retour au poste initial S1 /ne pas pouvoir manifester intensementl qui appelle Ie renouvellement de la manifestation intensive. Ces cas d'alteration du sacre originel par Ie procede de substitutions homonymiques doivent etre distingues de ceux qui proviennent de substitutions syllabiques. Celles-ci, qui sont des substitutions partielles, se rapportent au poste semiotique 52 /pouvoir ne pas manifester intensementl, alors que celles-Ia, qui sont des substitutions totales, appartiennent au poste 51 /ne pas pouvoir manifester intensement/ qui termine Ie parcours LA SYNTAXE DISCURSIVE DU SACRE 191 sémiotique de la décroissance de l’intensité. Autrement dit, entre le camouflage incomplet observé en S2 et le camouflage totalement accompli survenu en S1, il y a un écart de degré qui doit être enregistré. Dans le premier cas, on observera, par exemple, que les formes dérivées câlafe [kalaf], câliche [kalif], câlik [kalik] altèrent partiellement le sacre originel câlice en reproduisant la première syllabe [ka] du lexème dérivatif à titre d’invariant, les autres syllabes jouant alors le rôle de variables phonologiques. Dans le second cas, on obtiendra un déguisement complet du même sacre originel câlice par la voie de substitutions totales, homonymiques : calife, canada, carabine, carrosse, catastrophe, casserolle, etc. Le degré d’éloignement du sacre souche est alors noté comme maximal, puisque le nouvel homonyme entraîne l’ambiguïté des aires sémantiques connotées. Par exemple, l’interjection bataille dans l’énoncé : « Bataille, tu parles d’une heure pour rentrer le soir », peut connoter de façon équivoque la thématique de la bagarre ou celle du sacré. Par où l’on voit que le procédé de substitution lexématique vise à abolir, à toutes fins utiles, les derniers vestiges de la connotation du sacré qui subsistaient encore dans les sacres dérivés18 . On observera que la perte du /pouvoir manifester intensément/ repose sur une procédure inverse de celle de son acquisition : de même que l’amplification représentée par le /ne pas pouvoir ne pas manifester intensément/ s’effectuait par la création de lexèmes homonymes des vocables du sacré, de même la réduction au degré zéro de l’intensité des sacres dérivés s’accomplit par le choix d’homonymes empruntés aux thématiques profanes. Dans le premier cas, l’intensification tire sa force de la seule connotation du sacré ; dans le second, l’effacement de l’intensité est dû à une ambiguïté connotative : une évocation qui peut être ou sacrée ou profane. La comparaison de deux paires d’homonymes (ciboire vs ciboire ; citron vs citron) permettra de vérifier facilement ces mouvements oppositionnels. (1) Le prêtre a déposé le ciboire sur l’autel. (2) Ciboire, fais pas tant de vacarme avec ton bazou de char. (3) Citron, fais un peu moins de bruit, si tu veux que je dorme. (4) J’ai le goût de manger un citron. Dans (1), le lexème ciboire est la dénomination du « vase sacré en forme de coupe où l’on conserve les hosties consacrées pour la communion des fidèles » (ROBERT), alors que dans (2) le lexème homonymique ciboire est 18. Dans le cas de la substitution syllabique, on est en présence de substitution dérivationnelle où le vocable dérivé vient du vocable originel. Dans celui de la substitution lexématique, il s’agit de substitution ambigument dérivationnelle : le vocable est mis pour tel sacre et constitue l’emprunt d’un lexème déjà existant dans la langue commune. 192 L’EMPIRE DU SACRE utilisé comme un sacre interjection qui s’apparente sémantiquement à la première signification de ciboire par le lien de la connotation du sacré. C’est cette présence connotative qui confère à l’interjection citée son accroisse-ment d’intensité. Par contre, le troisième énoncé, bien qu’il comprenne, à l’instar du deuxième, un lexème sacre interjection, représente doublement un cas de décroissance de l’intensité. D’une part, citron est un diminutif du sacre qui a été formé par dérivation du sacre originel ciboire ; un minimum de paronymie rappelle son rattachement, comme intensif dégradé, à la classe des sacres dérivés, à savoir l’assonance [si] qu’on retrouve à l’initiale de ciboire et qui a servi de dérivatif non seulement à citron, mais à un nombre indéfini de substituts lexématiques : ciboulot, ciboulette, siffleux, cigare, sirop, etc. D’autre part, par son homonymie avec le lexème citron rapporté en (4) et qui désigne le « fruit du citronnier, de couleur jaune clair et de saveur acide » (ROBERT), le sacre dérivé citron, en (3), embraie la connotation du côté de la thématique profane, créant ainsi une ambiguïté connotative. L’interjection citron de l’énoncé (3) peut, en effet, être interprétée comme un dérivé de ciboire ayant alors la propriété de connoter le sacré ou bien comme homonyme du lexème citron cité en (4) avec le pouvoir d’en connoter la thématique profane. Ces distinctions peuvent être résumées comme suit (les chiffres correspondent aux numéros d’ordre des énoncés cités ci-dessus) : Une ambiguïté connotative citron (3) dérivation de ciboire (2) : connotation /sacré/ substitution homonymique de citron (4) : connotation /profane/. Cette procédure d’ambiguïsation qui établit la possibilité d’une double lecture de surface de l’interjection, correspondant à deux structures sémantiques (discursives), reste le meilleur moyen de brouiller les dernières traces de connotation du sacré. Il y a une autre distinction importante à signaler. Nonobstant le fait que le parcours de l’intensité décroissante s’achève au même poste sémiotique (S1), qui avait servi de point de départ au parcours inauguré en sens inverse, les deux termes, celui de départ et celui d’arrivée, ne sont pas équivalents. Le poste S1 est investi sémantiquement par une forme unique /ne pas pouvoir manifester intensément/ que recouvrent des substances variables. La situation initiale du parcours positif de l’intensification faisait correspondre l’impossibilité de la manifestation intensive avec l’existence du tabou non actualisé dans le discours, tandis que la situation finale du parcours négatif du décroissement de l’intensité fait correspondre cette [18.119.107.161] Project MUSE (2024-04-20 15:22 GMT) LA SYNTAXE DISCURSIVE DU SACRE 193 même impossibilité avec la dévitalisation du tabou lui-même. D’où le résumé graphique : La transformation du tabou en non-tabou a lieu lorsque le sacre cesse d’être un objet de censure sociale. Puisque la puissance énergétique du sacre, comme intensif du discours, présuppose un milieu de vie chrétienne à l’intérieur duquel on distingue, d’une part, hiérarchiquement, l’autorité religieuse et les fidèles, et d’autre part, socialement, les pratiquants sincères et les pratiquants relâchés, toute détente dans la surveillance ou la répression des autorités civiles ou ecclésiastiques ou encore une concession plus ou moins libérale au principe de la permissivité deviendront des facteurs de dévitalisation du tabou, le menaçant presque d’extinction. On a observé que l’avènement de la déchristianisation en France, au XVIIIe siècle, avait entraîné un recul général du sacre comme moyen de renforcement discursif au profit du tabou scatologique ou sexuel, à telle enseigne que Robert Édouard compte le lexème merde comme le mot « le plus prestigieux sans doute de la langue française »19 . Au Québec, l’exode des églises paroissiales, où sont rappelés les impératifs catégoriques de la morale, la démocratisation partielle des structures ecclésiales, une perte notable du sens du sacré et le relâchement de la pratique religieuse ont été autant de facteurs qui ont contribué à la banalisation du sacre. Celui-ci s’exhibe aujourd’hui dans le discours populaire de presque tous les milieux. Autrefois l’apanage de l’homme des tavernes, du charretier, de l’homme des chantiers forestiers ou des draveurs, le sacre est maintenant proféré sans honte et ostensiblement par des femmes, des éducateurs, des professionnels, des gouvernants, des jeunes, des ouvriers, etc. Le sacre s’oriente vers le psittacisme de la fonction phatique le réduisant ainsi à une sorte de tic verbal. Le sacre, qui tirait sa puissance intensive de sa condition d’opposant à l’intérieur d’une société religieuse qui le proscrivait, apparaîtra de plus en plus inapte à agresser des antagonistes devenus étrangers au vocabulaire religieux où les sacres sont puisés. 19. Robert ÉDOUARD, Dictionnaire des injures, Paris, Tchou, 1967, p. 213. L’auteur insiste : « Oui, c’est bien de merde qu’il s’agit. Ne l’aviez-vous pas reconnu avant même que nous ne le nommassions, ce petit mot de cinq lettres qui est non seulement la clé de voûte de notre vocabulaire injurieux mais aussi celui de la conversation la plus banale dans toutes les contrées du monde où l’on parle une langue qui, si elle fut celle de Ronsard et de Corneille, fut aussi celle de Rabelais et de Victor Hugo. » (Ibid., p. 213). forme /ne pas pouvoir manifester intensément/ substance soumission au tabou vs dévitalisation du tabou 194 L’EMPIRE DU SACRE Cet état de tension initiale que le sacre implique pour pouvoir opérer, de même que l’absence finale de tension sociale qui le rend inopérant sont représentés dans le modèle sémiotique du /devoir faire/ par la transition du poste /devoir ne pas faire/, qui définit la valeur modale de l’interdiction, au poste contradictoire /ne pas devoir ne pas faire/ qui décrit la valeur modale de la permissivité20 . Précisément, la diminution accélérée de la contrainte sociale négative entourant le sacre, en passant le seuil de la permissivité, dévitalise le tabou sacre et oblige à chercher dans d’autres tabous plus grossiers des stocks d’intensifs capables encore d’intimider autrui. 20. A. J. GREIMAS et J. COURTES, op. cit., s.v. DÉONTIQUE. ...

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