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5. LE SACRE COMME MANIFESTATION DE L’INTENSIF 5.1 L’enregistrement du phénomène linguistique Position du problème L’observateur étranger qui prend contact avec la langue populaire des Québécois est intrigué par la présence d’un nombre impressionnant de constructions du type « Il est fort en bateau ! » ou « Castor ! il fait un temps de chien », ou « Joual vert ! arrête de m’achaler ». La question naïve qui se pose est la suivante : d’où provient une telle profusion de lexèmes dégradés sémantiquement dans la langue parlée populaire québécoise ? Car « il est fort en bateau » ne signifie pas, en l’occurrence, que la force de cet individu se manifeste dans son bateau. Par ailleurs, le contexte de l’intervention :« Joual vert ! arrête de m’achaler » renseignerait facilement l’observateur qu’il ne s’agit pas d’une apostrophe adressée à un cheval vert ! Ceci encore. Si l’on entend au Québec la tournure pléonastique : « Cincinnati ! c’est fret en titi ! » on s’interroge à bon droit sur la pertinence de l’emprunt du nom d’une ville américaine dont la caractéristique n’est pas d’être plus froide qu’une autre. Sur cette lancée, on ne verrait pas pourquoi les Français, de leur côté, ne diraient pas : « Gibraltar ! que tu arrives tard ! » On pourrait aussi se demander pourquoi on n’a pas préféré faire l’accord sémantique des lexèmes combinés en disant tout simplement « Pôle nord, qu’il fait fret ! » Ainsi, en se familiarisant avec le parler populaire des Québécois, le visiteur étranger se rend compte du grand nombre de lexèmes désémantisés, c’est-à-dire ayant perdu leur signification standard au profit d’une 112 L’EMPIRE DU SACRE resémantisation populaire. Or ces phénomènes d’emprunt lexical ne se produisent pas fortuitement. Sont-ils survenus pour compenser la pauvreté du lexique en matière d’expressivité ? Ou bien, sont-ce les utilisateurs de ces lexèmes, défaits et refaits sémantiquement, qui, par ignorance des ressources offertes par la langue pour la manifestation de l’emphase, se sont forgé de toutes pièces un système de production emphatique à partir de lexèmes déjà existants dans la langue commune mais rechargés sémantiquement de la catégorie sémique de l’intensité ? Supposons qu’une autre observation suggère un commencement de solution à l’énigme linguistique déjà posée à notre visiteur intrigué. Dans le même contexte situationnel ou phraséologique, il a entendu quelque part : « Hé castor, tu te mouches pas avec des pelures d’oignon ! » et ailleurs : « Hé calice, prétends-tu te moucher icitte avec des pétales de roses ? » Il peut facilement faire l’hypothèse que ces deux énoncés présentent une équivalence sémantique des lexèmes castor et calice, eu égard à leur sème commun /intensivité/. Des différences notables toutefois les affectent : dans le premier cas, castor participe à l’expression euphorique de l’énoncé, tandis que, dans le second cas, calice peut être perçu comme un intensif dysphorique. De plus, les deux lexèmes emphatiques utilisés n’évoquent pas, pour lui, le même champ sémantique. Seul le terme calice risque de heurter brutalement la sensibilité religieuse de l’auditeur catholique non averti. Le contact journalier avec les usagers de la langue populaire québécoise a tôt fait de multiplier à foison des exemples similaires. Une première conclusion s’impose donc à l’esprit du chercheur intrigué par ces particularités patoisantes : non seulement le phénomène de désémantisation populaire de la langue standard affecte des lexèmes qui appartiennent aux champs sémantiques du profane, mais il s’étend largement aussi aux lexèmes descriptifs du champ sémantique du sacré. En outre, il existe un rapport d’euphémisme entre les uns et les autres : les termes empruntés aux thématiques du profane v.g. castor, câline, catalogue, bâtiment, carrosse, tableau, tabac, espoir, morue, mardi, etc. servent d’atténuation aux termes hyperboliques formés de lexèmes ou de syntagmes issus de la thématique du sacré : calvaire, calice, baptême, tabernacle, hostie, maudit, etc. Entre les deux catégories homonymiques déjà mentionnées, qui forment les deux pôles opposés d’un axe d’intensit...

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