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L’Agora revisité2 Le cas du Grand Journal de TQS Pierre BARRETTE Dans nos sociétés occidentales contemporaines, l’espace public entendu au sens «d’un idéal non restreint de discussion rationnelle des affaires publiques» (Létourneau, 2001: 49) ne s’élabore plus prioritairement dans aucun «espace» au sens physique du terme, comme il semblait possible de se le représenter à partir du modèle de l’agora grecque, par exemple. En effet, il n’existe rien de tel aujourd’hui qu’un lieu dans lequel «un ensemble de personnes privées [seraient] rassemblées pour discuter des questions d’intérêt commun», à moins de vouloir réduire au domaine de la politique institutionnelle toute la question du «vivre ensemble». Les médias de masse, par la médiation qu’ils permettent entre les individus privés et les affaires publiques – notamment dans l’information – constituent en ce sens ce qui se rapproche le plus d’un tenant-lieu de l’espace public, une sorte d’agora virtuelle capable de «constituer un double, en forme de simulacre, de l’espace social et politique “réel”» (Semprini, 2000: 142). Le discours de l’information – presse écrite, radio, télévision, pour l’essentiel – a donc acquis depuis qu’il s’est érigé en quatrième pouvoir un statut proche de ce qu’Habermas envisage quand il décrit la naissance de l’espace public comme émergence de la dimension critique au sein de la société bourgeoise. S’il apparaît légitime de poser en ces termes l’espèce de superposition entre la sphère publique et la sphère médiatique qui constitue aujourd’hui notre horizon social et politique, il faut aussi convenir que le discours des médias ne saurait être assimilé au débat illuminé propre à la sphère publique bourgeoise. On sait en effet que le philosophe allemand tend à considérer l’espace public médiatique qui s’est constitué au cours du XXe siècle comme une dégénérescence de la sphère publique, notamment à cause du caractère dissymétrique de la culture qui en est porteuse: les producteurs et les consommateurs de biens culturels existent en effet dans des sphères quasi étanches, les uns motivés par des intérêts économiques qui les poussent à privilégier les effets de séduction sur les 46 — Cahiers du gerse stratégies argumentatives, les autres surtout portés à chercher du divertissement et de l’évasion en lieu et place d’une participation à un véritable débat abstrait et rationnel. La situation de compétition dans laquelle se trouvent les divers médias d’information, et a fortiori dans laquelle se trouvent, au sein de l’institution télévisuelle, les différents journaux d’information, de même que les coûts associés au maintien d’une salle de nouvelles dotée de la dernière technologie obligent chacun à mobiliser nombre de stratégies fédératrices lui assurant un public de masse. Il découle de cela que le discours informatif télévisé est aujourd’hui dans la position nettement contradictoire d’avoir à assumer le rôle civique d’informer les citoyens sur la vie de la cité alors même qu’il s’adresse en réalité à un consommateur, qu’il ne faut ni brusquer ni contrarier, de peur de s’aliéner son importante clientèle; dès lors qu’il s’agit de «produire du rassemblement» (Esquenazi, 1999: 288), on comprend que les sujets controversés, les divisions, les points de vue divergents – l’essence même de la vie démocratique, en fait – constituent des matières dangereuses dont on s’efforcera de masquer le caractère trop directement engageant. Comment résoudre ce dilemme? Comment les émissions d’informations, et en particulier les journaux télévisés, réussissent-ils à réunir ce large auditoire nécessaire à leur survie, alors même que notre société postmoderne trouve l’essentiel de son caractère dans un mode d’organisation sociale fondée sur les regroupements d’intérêts divergents , le fractionnement et le pluralisme identitaire (Beauchemin, 2004: 14-16)? Quiconque regarde depuis trente ans le téléjournal de Radio-Canada connaît à tout le moins la réponse des médias traditionnels à ces questions, qui reprend pour l’essentiel les stratégies de la presse écrite depuis...

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