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En son absence, devenir un autre Enjeux de la mise en forme du sujet dans le mythe de Robinson Philippe Théophanidis Trente rais se réunissent autour d’un moyeu. C’est de son vide que dépend l’usage du char. On pétrit de la terre glaise pour faire des vases. C’est de son vide que dépend l’usage des vases. On perce des portes et des fenêtres pour faire une maison. C’est de leur vide que dépend l’usage de la maison. C’est pourquoi l’utilité vient de l’être, l’usage naît du non-être. Lao Tseu, Tao Te King Robinson et ses boucs À peine éveillé, parcourant les rivages d’une terre qu’il ne sait pas encore insulaire, le naufragé de Michel Tournier est rapidement confronté à une bête sauvage « insolite » et inquiétante. Il s’agit en fait d’un bouc habillé d’un manteau de poils longs que le nouvel explorateur a d’abord du mal à distinguer de la végétation. Il le confond d’ailleurs, dans un premier temps, avec une vieille souche. Une fois l’animal identifié, la réaction de Robinson ne se fait pas attendre : Sa peur s’ajoutant à son extrême fatigue, une colère soudaine envahit Robinson . Il leva son gourdin et l’abattit de toutes ses forces entre les cornes du bouc. Il y eut un craquement sourd, la bête tomba sur les genoux, puis bascula sur le flanc. C’était le premier être vivant que Robinson avait rencontré sur l’île. Il l’avait tué. (Tournier, 1972 : 17) La suite est connue : le temps passe, qui verra Robinson se métamorphoser jusqu’à s’identifier rétrospectivement, au terme du récit, à un autre bouc, Andoar, tué et transformé par Vendredi lors d’un« jeu cruel » et du déploiement de techniques singulières (Tournier, 1972 : 227). « Andoar, c’était moi », note alors Robinson dans son logbook , insistant au passage sur la lourdeur, sur l’immobilité de l’animal,« ce faune tellurique âprement enraciné de ses quatre sabots fourchus dans sa montagne pierreuse » (Tournier, 1972 : 227). Or, cette carcasse rigide rencontre un destin apparemment impossible : elle vole et elle chante. Destin d’autant plus surprenant qu’il ne rappelle en rien celui que connaît la dépouille du bouc occis par Robinson au début du récit. Du cadavre d’Andoar émerge en effet une existence nouvelle, tout comme du corps éprouvé de Robinson surgit une manière d’être inédite . Il ne s’agit pas ici de suggérer que le Robinson solaire a pu s’épanouir à partir du cadavre – au sens littéral – de ses corps tellurique et végétal. D’autres points de vue sont offerts à la pensée, notamment celui, fonctionnaliste, qui se décline par rapport au « comment » et aux effets de ces métamorphoses. Avec le bouc, que ce soit le premier bouc rencontré par Robinson ou le bouc Andoar sacrifié au jeu par Vendredi, la mort peut être appréhendée comme l’expérimentation d’un passage à vide, d’une fonction de néantisation : une fois l’identit é du bouc définie, qu’arrive-t-il si l’une de ses propriétés vraisemblablement essentielles – la vie – lui est soustraite? L’existence d’un bouc n’est-elle pas pensable, intuitivement du moins, qu’en terme de vie? Le corollaire de cette approche essentialiste implique que la mort signifie l’inexistence, l’anéantissement de l’identité du bouc vivant. Ce corollaire semble pourtant contredit par le riche destin d’Andoar. Dans l’analyse originale qu’il propose de l’œuvre de Tournier, Gilles Deleuze accorde plutôt un potentiel créatif à ce passage à vide. La mort du bouc n’y est pas envisagée comme fin, mais comme moyen. Elle constitue l’un des nombreux artifices romanesques permettant de donner à penser autrement le rapport à autrui : « On cherchera, explique Deleuze, les effets d’absence d’autrui sur l’île, on induira les effets de la présence d’autrui dans le monde habituel, on conclura ce qu’est autrui, et en quoi consiste son absence. » (1972 : 261) Comme l’usage du vide chez Lao Tseu, le régime de cet étrange roman semble se développer à partir d’une absence autour de laquelle tournoient et se déploient les rayons d’inquiétantes séries...

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